DONNADIEU, DURAS, M.D. - L’ENFANT, LA FEMME ET LE RAVISSEMENT
Je suis très heureux d’être ici, invité parmi vous. Je ne connaissais pas bien votre région ni « Duras » et cela me manquait, bien sûr. Je suis sensible à votre invitation car j’ai l’impression d’approcher aussi encore un peu plus Marguerite Duras, moi qui ne connaîs d’elle que ses livres et aussi Trouville, surtout, l’approcher par le biais de votre assemblée vivante et puis en vous écoutant, vous des biographes, des admirateurs, des exégètes, des lecteurs, des amis et même des proches voire des très proches de Marguerite Duras.
Mais je n’ai connu ses textes, ses livres et à plus forte raison ses films qu’assez tardivement. A vingt ans, à trente ans, je connaissais bien sûr ce beau nom de la littérature, « Duras », un nom déjà emblématique qui m’apparaissait même un peu mystérieux, noble et essentiel. Comme elle le dit dans C’est tout : « Quand on dit Duras, ça fait un double poids » (p.24). Cela le faisait en tout cas pour moi dès le départ. Mais j’ai tardé à la lire. Je voulais entrer dans sa littérature par Lol V. Stein absolument et je n’ai pas pu ou su, longtemps, lire Le Ravissement. Ou alors j’ai résisté. Mais ce nom d’héroïne et de livre me fascinait déjà, comme beaucoup sans doute, comme Jacques Hold le fut par Lol, lui qui peut-être même suscita un autre Jacques, c’est-à-dire Jacques Lacan, lui-même ébloui par Marguerite Duras et son « savoir » sur l’inconscient, la féminité, le désir et la jouissance si ce n’est par Lol et son délire « cliniquement parfait » a-t-on dit. J’ai résisté donc et le petit Folio, déjà ancien et feuilleté s’est usé avant que le lise finalement à force de tentatives vaines. L’objet se patinait mais restaient les noms essentiels de l’héroïne et de Duras.
Puis, psychanalyste de formation, Lacan et ses articles, ses écrits et même ses références durassiennes ne m’aidèrent pas, peut-être même m’encombrèrent-elles sans le savoir. Lacan donc, on le sait, qui ne put faire dire à Marguerite Duras d’où Lol lui était venue avec son nom énigmatique. Un Lacan pourtant proche historiquement des artistes et de bien des écrivains, comme Freud, et qui offrait à l’occasion à Jeanne Moreau des orchidées, dont le symbole floral amusa beaucoup Marguerite Duras présente un soir au théâtre dans la loge de son amie actrice. Lacan qui connut Lol également par le biais d’une autre femme en 1964, elle-même écrivain et psychanalyste, Michèle Montrelay. Et puis Lacan, encore, qui invitera aussi, par exemple, Marguerite Duras un soir de réveillon dans sa maison de Guitrancourt, ainsi qu’en témoigna François Perrier (Voyages en Translacanie), un Lacan qui ne cessera pas d’évoquer discrètement les livres de Marguerite Duras dans ses célèbres séminaires...
Grands psychanalystes, grands artistes et grands écrivains, époque de grands noms donc, qui rapprochaient les arts, la littérature et la psychanalyse en termes de respect, d’admiration ou peut-être même de rivalités secrètes, tant était grand aussi le désir de ces artistes et auteurs essentiels à exprimer si ce n’est à tenter d’en dire un peu plus sur ce qui demeurera par exemple l’énigme majeure selon le vieux Freud, et qu’il formule ainsi à la fin de sa vie : qu’est-ce qu’une femme - ce qu’il nommait « le continent noir » dans ses dernières conférences ? Freud admirait Goethe, Dostoïevski et bien d’autres. Il était ami avec Schnitzler. Il écrivait le récit de ses cas, de ses analyses « comme des romans » disait-il, Freud qui aurait voulu être un artiste mais buta sa vie durant sur cette énigme qui lui permit néanmoins de découvrir puis d’inventer la psychanalyse avec des femmes agitées de symptômes et d’une « parole baîllonnée » (Lacan) et qu’on appelait alors sans ménagement des hystériques. Lacan en abordera quant à lui l’énigme par la psychose d’Aimée, celle des soeurs Papin, par Antigone, Médée, Sygne de Coûfontaine et peut-être même aussi par Lol V. Stein dont le nom fascine toujours.
Et puis j’ai lu Le Ravissement et enfin rencontré Marguerite Duras par l’écriture qui emporta mon adhésion, pour ne pas dire parfois mon adhérence. Comme beaucoup, Marguerite Duras m’emmena ainsi vers cette question cruciale d’une certaine féminité qu’elle aborda à travers son oeuvre, à travers ses inoubliables héroïnes et qu’elle déclina à partir de ses trois noms - Donnadieu, Duras, M.D., restant de surcroît une des seules à porter aussi loin l’interrogation : qu’est-ce qu’écrire, en quoi cela la constitua, l’impliqua voire la divisa-t-elle en tant que femme ? Ces changements de noms, cette diminution, en quelque sorte, est devenue inversement proportionnelle à l’ampleur et à l’assise que prenait son oeuvre. Mais cette diminution qui ponctua sa vie de femme et d’écrivain, ne nous interroge-t-elle pas à son tour, semblant décliner l’essai de changements d’identité, d’images voire de définitions de soi et du corps, révélant la puissance de réverbération, d’auto-nomination ou refondation propre à l’écriture publiée et au choix d’un nom de plume qui donc fait le poids mais dépasse surtout la filiation ordinaire ? Cela n’évoquerait-il pas l’essai, nous disions, d’une (re)définition de soi, de son histoire, de nouveaux régimes de l’amour, du désir et de la jouissance, l’essai de nouveaux régimes qui transcenderaient les règles convenues, les genres comme les identifications et autres aliénations, ce qui nous entraîne à notre tour vers une proposition de liberté inédite, arrivant vers l’épure et visant chez l’écrivain l’affranchissement radical au profit du seul geste comptant désormais : écrire ? Donnadieu, Duras, M.D. : trois étapes pas seulement chronologiques mais surtout logiques dans lesquelles élaboration et déconstruction de soi se seraient assimilées à l’échelle d’une vie...
Mais repartons du départ : « Je suis encore dans cette famille, c’est là que j’habite à l’exclusion de tout autre lieu. C’est dans son avidité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le plus profondément assurée de moi-même, au plus profond de ma certitude essentielle, à savoir que plus tard j’écrirai [...]. C’est dans cette vaillance de l’espèce, absurde, que moi je retrouve la grâce profonde » écrit Marguerite Duras dans L’Amant. Dix années plus tard, mourante, avec ce qu’elle nommait alors « le livre à disparaître » dans C’est tout, le 15 octobre 1994, redevenue en quelque sorte Marguerite Donnadieu tout en demeurant Marguerite Duras, elle dira, « écrira » encore, dans l’accomplissement terminal d’une sorte de boucle intime : « Je rejoins les pierres quand j’écris. Les pierres du barrage ». Puis, le 4 juillet 1995, à Neauphle : « Laisse-moi là où je suis avec la peur de la mort de ma mère, restée intacte, entière. C’est tout ». Un peu plus tard encore : « J’ai envie de voir ma mère [...] J’ai tout le corps qui me flambe » (le 29 décembre 1995). Enfin, le 25 janvier 1996 : « J’aime toujours ma mère. Y a rien à faire, je l’aime toujours »... Sans doute était-ce aussi cela Marguerite Donnadieu , Duras, M.D...
Mais on ne rejoint pas forcément l’enfance à la toute fin d’une vie, quoique... On rejoint peut-être alors la mémoire en-allée et ses restes indélébiles, ceux venus du fond de l’être qu’on appelle en psychanalyse l’inconscient et qu’on ne peut oublier, rejeter, jamais complètement en tout cas, ni les passions qui l’animèrent cette enfance, jusqu’au bonheur de son inconvenance, quelquefois jusqu’à son ravage. Ce terme de « ravage » dont nous partons ici se marie d’ailleurs, en psychanalyse pour ne pas dire aussi en littérature, à celui de ravissement. Il fut un terme utilisé par Jacques Lacan pour essayer de qualifier le fonds tourmenté et obscur des relations entre une mère et son enfant fille, en référence au complexe oedipien et désignant le rapport d’amour, de violence, de ressentiment voire de haine et surtout d’ambivalence ineffable qui découle souvent pour une petite fille de son rapport à cet Autre primordial qu’est la Mère. Le ravage, c’est aussi la relation avec l’angoisse liée à la proximité du désir de l’Autre qui vous annexe, toutes les analysantes en témoignant à un moment ou à un autre de leur analyse. Ce terme est pour nous une des portes d’entrée privilégiée dans l’univers de Marguerite Duras, matériau inaugural du « roman familial » (Freud) et du mythe littéraire de l’écrivain. Marguerite Duras se saisit ainsi du cadre de son oeuvre pour cerner cette inexprimable tourmente de la relation mère-fille, au-delà même d’un certain recours personnel à la psychanalyse qui n’a semble-t-il pas été conclusif pour elle sur ce point. Mais, en quelques mots, qu’est-ce que le « ravage » ?
Butant donc sur l’énigme de la féminité en 1931 à la fin de sa vie, Freud qualifie de « catastrophe » parfois, la sexualité de la petite fille prise dans sa relation toujours compliquée à sa mère, ceci au départ du complexe d’Oedipe, ce qui la conduit alors précisément à se détourner d’elle afin de s’orienter libidinalement et d’arriver vers le père, « comme dans un port » nous dit Freud. Freud pensait même que le chemin du « devenir femme » est « une tâche difficilement réalisable ». Il préférait étudier, c’est-à-dire écouter comment chacune « le devient », observant dans les analyses, toujours, une résurgence du lien archaïque et du lien conflictuel et passionnel à la mère. Il découvre également la difficulté qu’il y aurait pour la fillette à l’égard du constat de la différence sexuelle, à consentir et à s’envisager privée de l’organe phallique qu’elle n’a pas, marquée de surcroît par le fait qu’elle reproche plus ou moins inconsciemment à sa mère de l’avoir si mal faite et pourvue (le « complexe de castration » de Freud). La petite s’oriente alors vers le père, quittant souvent la mère « sous le signe de l’hostilité » nous dit Freud, se tournant alors vers lui en espérant obtenir ce que sa mère lui a physiquement refusé pense-t-elle, en espérant même l’enfant fantasmatiquement attendu du père, l’enfant oedipien.
Mais revenons à Marguerite Duras. On sait qu’elle a beaucoup parlé, de manière directe et indirecte de la petite Marguerite Donnadieu, de sa place d’enfant, de jeune fille et même de jeune femme à travers ses livres. Depuis les travaux de Serge Doubrovsky et quelques femmes écrivains comme Annie Ernaux, Camille Laurens ou Elfriede Jelinek, par exemple, on pourrait appeler cela de l’autofiction. On sait que le Barrage contre le Pacifique fut, dès 1950, le premier grand texte de Marguerite Duras ouvertement inspiré par son enfance transposée, retraduite, romancée. On sait qu’elle tenta sans doute, sa vie durant, à partir de nombreux textes, de répondre dans/par ses livres comment et jusqu’à quel point une enfant, une jeune fille puis une jeune femme, en l’occurrence, peut s’offrir à la Mère, corps et âme, tentant en vain, jusqu’à l’échec le plus cuisant, de combler sa demande infinie, ou du moins ce qu’elle crut en apercevoir « certaines fois, certains jours » pour reprendre une de ses expressions inaugurant La Vie matérielle. L’oeuvre de Marguerite Duras peut être vue entre autres comme une mise en forme sans cesse remaniée, réécrite, réinterprétée de ses positions d’enfant et de jeune fille vis-à-vis de sa mère, une mère écrite donc mais qui n’est pas toujours présentée de la même manière dans le Barrage, L’Amant voire L’Amant de la Chine du nord. Mère-ravage ou mère-courage selon les textes, l’inspiration, ses âges de femme ou les époques, découlant du visage de la vraie Marie Donnadieu et de son effort surhumain qu’elle s’infligea afin d’atteindre son but, son idée, son idéal envisagé comme une sorte de bien ultime : mettre ses enfants à l’abri du besoin. On connaît toutes et tous en partie au moins le destin de la famille Donnadieu il y a 60 ou 80 ans et d’autant mieux récemment encore avec la très précise et minutieuse biographie de Jean Vallier qui nous plonge au plus près des faits et de cette époque peut-être parfois aussi libre que tragique. On se souvient aussi que Marguerite Donnadieu, quittant l’enfance, annoncera très tôt à sa mère son désir d’écrire, à l’aube de la tourmente pubertaire, semblant même lui jeter ce défi au visage : J’écrirai ! Effectivement, Marguerite, devenue Duras, écrira et réécrira sa vie d’écrivain durant toujours le même livre nécessaire et, à partir de Suzanne du Barrage, analysera en quelque sorte par le fait même de l’écrire (c’est-à-dire de la symboliser) mais sans psychanalyse, sa position d’enfant. L’enfant est d’ailleurs un terme fréquemment employé dans L’Amant.
Elle n’a en fait pas cessé d’écrire ce topos littéraire, autour de ce lieu central de l’écriture polarisée entre autres par la Mère, isolant la lumière, la splendeur, la misère, la folie et l’errance fascinante d’une mère-courage disions-nous, qui régna sur la Cochinchine et le Mékong, une Mère-subsistance dont l’ombre n’est jamais loin de « tomber sur le Moi » de l’auteur (définition de la mélancolie selon Freud), une Mère presque immesurable, ininterprétable, au désir obscur, au « charme puissant » dit Suzanne, au souvenir à jamais non résorbable, on l’a entendu jusque dans C’est tout. Il y a chez Marguerite Duras un savoir essentiel, intuitif, profond, éprouvé puis enfin écrit sur la Mère - telle qu’on peut l’entendre en psychanalyse - c’est-à-dire sur son désir, toujours incertain et insituable ; en l’occurrence une Mère désarrimée, aux franges de la société, figure de solitude entourée d’enfants et d’éléments hostiles. Freud parlait d’une puissance de vie et de mort, à coup sûr d’angoisse, termes imprévisibles sur lesquels les analyses menées à leur dénouement lèvent en partie le voile et dont les analysant(e)s se doivent d’en aborder les rives - même si c’est pour les quitter aussitôt - ne serait-ce qu’afin de saisir la place d’objet ou de sujet qu’elles y occupèrent plus ou moins à leur corps défendant. L’écriture de cette mère incomblable, assez insaisissable au fond, nous amène ensuite ou parallèlement (comme on voudra) vers toutes ces héroïnes durassiennes à venir, inoubliables figures de femmes romanesques semi réelles, parfois sublimes et diffractées de l’Orient aux rives de l’Atlantique, des deltas du Gange à Trouville, embouchure de la Seine primitive, de Hiroshima à Nevers, de S. Thala à la maison des femmes de Neauphle... Presque toutes des affranchies radicales, de leur mère, de leur filiation inconnue comme de leur « hystoire » (Lacan) et devenant elles-mêmes des figures de « l’effacement » (B. Alazet).
Dans le Barrage, la mère se bat contre les marées et, par métaphore sans doute, contre l’image, le surgissement d’un corps féminin naissant, celui de sa fille Suzanne, contre la vision et la représentation assez insupportable pour elle de la naissance d’un corps et donc du désir féminin, celui de sa « putain » de fille à la robe rouge « qui se voit de loin ». L’affrontement et le ravage contre le peu pacifique amour maternel pourrait-on dire ici est d’autant plus terrible que « la mère n’a pas connu la jouissance » écrit Marguerite Duras. C’est alors une lutte réelle, violente, aux relents incestueux, sensuelle, obscène. Suzanne veut donc s’extraire du « charme puissant » de cette mère qui la retient, la séduit peut-être, l’annexe, cette mère qui la rejette également et l’invite paradoxalement au fantasme si ce n’est au sacrifice prostitutionnel. Puis elle sort ensuite du ravage en passant par le désir de l’homme, pas celui du veule M. Jo mais par celui d’Agosti, à la fin du roman. Enfin elle traversera la mort terrible et orgastique d’une mère qu’elle « désapprend » finalement, s’arrachant au ravage mais aussi au ravalement d’une prostitution effleurée, fantasme valant peut-être aussi comme barrage face à la menace incestueuse d’avec la mère. Exit donc cette mère à la « folle générosité » , au « désespoir si pur » écrit Marguerite Duras romancière, une Mère que Suzanne « désapprend », certes, qu’elle effacera de son existence mais pas de sa vie et sans doute de son inconscient comme Marguerite Duras, scène de l’inconscient où, pourrait-on dire en forçant le trait, et Freud nous l’apprend, rien ne se perd réellement mais ne cesse, comme la libido, la pulsion et la jouissance de se déplacer et même encore de se recréer sous de nouvelles formes...
Le ravage durassien est ici, au total, l’envahissement de la mère dont l’océan dévastateur, l’autre mer est ici la métaphore, presque la métonymie. Ce sont les effets d’une demande et d’une intention incomblables, qui échappent à la limitation comme à la loi symbolique dont le garant aurait pu, aurait dû normalement être le père, comme dans le classique complexe d’Oedipe de Freud. Marguerite Duras a ici écrit le risque qu’il y aurait eu pour une fille dans cette lutte à mort avec la menace de disparition du corps et de l’image - ce que l’on nomme un ravissement au sens littéral et même clinique du terme - face à la mère qui, telle la fange, engloutit dans le roman les corps déjà morts et indifférenciés des enfants pauvres de la plaine, figure du pire de la terre-mère.
34 puis 40 années plus tard, avec L’Amant puis L’Amant de la Chine du nord, déjà âgée, Marguerite Duras va redéplier l’enfant et la jeune fille qu’elle aurait pu être et cette trame mythique du Barrage en assumant ouvertement le pacte autobiographique (Lejeune) qui la lie désormais à ses lecteurs. Ces grands textes apparaissent comme des tours, des boucles supplémentaires dans l’univers et le fantasme imaginaire durassien, comme des réécritures d’un monde troué en son centre d’une autre question lancinante et répétitive, celle tapie dans la « chambre noire » ou « l’ombre interne » comme on voudra, métaphores poétiques et même freudiennes s’il en est de « qu’est-ce qu’être une femme ? », « qu’est-ce qu’écrire encore et toujours ? », questions nouées depuis toujours chez Marguerite Duras, première question qui mena un Freud vers l’invention de la psychanalyse avec, non pas l’écriture, mais avec la parole des femmes empêchées de parler par la société de leur temps, alors que la seconde, celle de savoir ce qu’est l’art et l’écriture deviendra, 50 années plus tard, une des questions de Lacan.
Puis, chez Marguerite Duras, arriveront les créations inédites d’autres figures du ravage et du ravissement, comme Anne-Marie Stretter, d’autres héroïnes sorties du ravage maternel comme de l’histoire, éléments rejetés tout net du côté de la mère. Ce sera, autre moment fécond du mythe littéraire et de la légende durassienne, le passage sur bac et la traversée du fleuve devenant emblématiques voire métaphores de l’effacement de la mère, de l’affranchissement du désir, du passage de l’Infantile au Féminin, traversée du ravage donc, dans laquelle la narratrice devient actrice, presque une anti-Suzanne et à plus forte raison une anti-Lol, s’écartant alors de manière décidée du risque régressif. Avec L’Amant de la Chine du nord en 1991, Marguerite Duras, déjà « M.D. » - nom peut-être de son ravissement par l’écriture - a dit être redevenue « écrivain de romans ». La Mère y apparaît réhumanisée, voire sublimée, c’est-à-dire intacte, ceci juste quelques années avant la mort de l’écrivain. Redevenir « écrivain de romans » comme elle l’énonce alors sera peut-être le mot qui la tiendra encore un peu jusqu’au terme de sa vie et la mènera au seuil de ce petit livre discuté mais éminemment touchant et assez incroyable, C’est tout, livre terminal qui traverse le Mékong à rebours, les restes du ravage, « les pierres du barrage » jamais oubliées, qui ramasse le corps perdu entre catastrophe et ravissement ultime : « Je suis perdue », « Je ne suis plus rien », « Je ne tiens plus ensemble », « Je n’ai plus de bouche, de visage » y lit-on, entend-t-on (p.54-55), c’est-à-dire le rapt, le vol du corps et de l’image par la fatigue et la maladie, l’aveu que « Le Barrage, l’enfance » est son livre préféré, le suivant jusque dans l’adverbe, « absolument » (p.10).
Jacques Lacan rendit un hommage à Marguerite Duras dans un article célèbre situé en bonne place de ses Autres Ecrits, à propos du savoir intuitif inouï de l’écrivain sur l’amour, le désir, la féminité et peut-être même la folie à travers la création de Lol et de quelques autres. Marguerite Duras a écrit avec Lol un mystère féminin, l’énigme d’une beauté rare, pure et diaphane, puis l’entrée dans un délire ciselé. De Lol, elle dit qu’elle a justement le corps ravi, un peu absent, qu’elle est « en cendres », qu’elle vit « des minutes de temps pur », qu’elle traverse un état à la blancheur d’os », ne ressent rien si ce n’est « délicieusement l’éviction souhaitée de sa personne », prodiguant « de la douleur avec générosité », déployant nonobstant une « grâce inépuisable », prise dans « l’épuisante suavité » de sa vie vide dont la vacuité nous aspire. Marguerite est la « ravisseuse » et nous « les ravis » écrit Lacan, subjugué. « Ses cheveux avaient la même odeur que sa main, d’objet inutilisé », « une odeur fade de poussière [...] ses traits commençaient à disparaître » alors qu’elle marche, telle une Antigone psychosée vers, écrit Marguerite Duras, « sa grande sépulture ». Mais « on ne sauve pas Lol du ravissement » fait observer Lacan. Je viens vers Lol maintenant car, dans le droit fil de ce qui a été proposé précédemment, j’ai toujours été frappé par le fait qu’on relève peu la relation et le ravage de Lol avec sa mère. Elle fut pourtant, note l’écrivain, une douce enfant, puis, jeune femme, objet voire peut-être même produit réintégré par sa mère. On lit : « La mère était arrivée sur Lol » ou encore « l’écran de la mère entre eux et elle était le signe avant-coureur d’une fin qui se dessinait mais confusément ». Exit l’enfant « jolie [...] drôle [...] gloire de douceur et d’indifférence ». Le ravage et le ravissement sont présents dès l’origine chez Lol, dès la Mère. Lol se dépersonnalise dès qu’elle voit le rapt de son fiancé par Anne-Marie Stretter, une autre mère aussi insituable que hiératique et fatale et elle en « oublie » de souffrir, déjà emportée, ravie, alors que sa mère survient et fond sur sa fille devenue femme sans s’en apercevoir. La scène du bal se conclut certes avec le spectacle médusant des nouveaux amants mais aussi avec l’irruption de Mme Stein, une mère sans mari, une femme sans homme, en rupture de ban phallique comme souvent les mères dans l’univers durassien, et qu’elle vient cueillir Lol, belle plante indifférenciée réfugiée, immobile et fascinée, derrière d’autres plantes dans la salle du bal. Sa mère crie, insulte les nouveaux amants, Lol crie également puis elle s’évanouit. Le ravissement a laissé un vide, une vacuité. Lol n’est plus le centre des regards mais observera la continuité perdue avec Jacques Hold possédant Tatiana dans les mouvements orgastiques des corps emportés dans le tourbillon sexuel, scènes primitives ou moments purs de ravissement qui abolissent tout manque, toute différence des sexes unis et confondus dans un rapport inexistant mais qui se maintient le temps d’un clignement de paupière, d’un éclair aveugle. Lol, ça la regarde de partout cet instant-là. Elle se repaît du spectacle réel de la Chose offerte et son être s’illumine dans le suspens de ce temps d’arrêt que les mystiques disent éprouver sur le mode de l’oxymoron : l’éternel instant fait de perception et de présence pures, « anéantissement de velours de sa propre personne » écrit Marguerite Duras. Lol épie ce corps attendu et fantasmé qu’elle n’a pas elle-même et que recèle Tatiana « nue sous ses cheveux noirs », image ou tache indélébile du continent noir freudien disions-nous au départ, autour desquels gravite son monde avant l’effondrement dans le marasme terminal de la persécution puis le bonheur sans limite du ravissement accompli.
La mère a crié donc, d’une « modulation plaintive », on ne le souligne peut-être pas assez, privant Lol de sa souffrance légitime et forclose, criant à sa place une vocifération ne devant pas lui revenir, cris indissociés et confondants « suivis d’un silence qui a tout englouti, sans trace, sans rien, Lol avec le tout ». Lol devenant rien rejoint ici le tout de la mère, une mère totale, inentamable, au désir ininterprétable dans ce duel mère-fille non dit mais consanguin, qui les soudera à jamais dans une psychose blanche autant qu’il les éjectera l’une de l’autre définitivement. On est loin, ici, du fantasme prostitutionnel valant comme défense vis-à-vis de la mère, fantasme névrosé, c’est-à-dire « normal », symptomatique et compromis entre une pulsion et une défense, entre inconscient et conscient, soi et l’Autre. L’inceste, ou tout du moins sa représentation, son fantasme - et c’est là le véritable secret de la psychanalyse ou plutôt celui de l’inconscient de tout sujet - concerne toujours, quel que soit le sexe, ce désir irréductible de retour à la Mère archaïque, désir gisant dans les tréfonds aussi insensés qu’originairement refoulés de nos inconscients et que Lacan, dans le plus beau de ses séminaires (consacré en l’occurrence à la sublimation et à la création : L’Ethique de la psychanalyse) nomme « la mère mythique », l’objet du souverain Bien ou encore das Ding en référence à Heidegger. Et Roland Barthes, dans son Plaisir du texte ne nous dira-t-il pas finalement aussi que « l’écrivain joue avec le corps de la mère » ?
Les textes de Marguerite Duras nous amènent au bord de ces traductions littéraires, romanesques voire d’une sorte de mythification d’un désir incestueux et d’une jouissance corrélative mais absconse. Ils traversent voire transcendent l’oeuvre de part en part, situable aux confins de la représentation et des ressources du langage. C’est au moment de la décision de l’être supportée par Marguerite Donnadieu du haut de ses douze ans dit-on - J’écrirai ! - parole oraculaire lancée comme un défi du haut de sa jeune puberté, que se joue déjà pour le futur écrivain sa question toute féminine et ravageante entre mère et fille. Ecrire donc comme solution et possibilité de sortie de la Mère et de son épopée sacrificielle entraînant toutes et tous corps et biens ; écrire comme désir formulable d’un affranchissement à venir et radical vis-à-vis de la famille et de ses histoires, volonté peut-être d’évacuation, comme l’énonce Lacan, de « cette cohue parlante de ceux qui nous ont précédés »... Ce fut même alors certainement pour l’enfant qu’aurait été Marguerite Donnadieu un moment de bascule s’articulant à sa puberté naissante, à l’orage pulsionnel d’une jeune fille dont Freud souligne le bouleversement lié à l’irruption des premières règles, ce qui fait d’une fille, dès lors, une femme en puissance et, surtout, la rivale féminine - c’est-à dire sexuelle - de sa mère déjà fatalement vieillissante, surtout si cette dernière a renoncé à tout désir voire à toute jouissance sexuelle.
Marguerite Duras, bien plus tard, isolera même avec netteté une première expérience secrète de ravissement : « J’ai peur de moi depuis la puberté » confie-t-elle à Michelle Porte dans Les Lieux (p.28). Puberté comme moment fécond et affect qu’elle rapprochera de l’apparition des premières règles, un peu plus tard : « J’avais onze ans et demi, mes règles pour la première fois et je suis restée un mois avec mes règles [...] C’est sans doute à cette époque là que j’ai approché le plus la folie [...] J’étais réveillée toujours par les mêmes rêves, des rêves meurtriers [...que] je n’osais pas dire à ma mère [...] J’appelais la mort sur mes frères, sur moi, sur ma mère, sur l’humanité » (Marguerite Duras à Montréal, p.66). Au-delà de cet épisode aussi muet que traumatique de la puberté, Marguerite Duras écrivain situera plus tard le récit mythique de la rencontre avec l’amant chinois auquel la narratrice se donna autant qu’elle s’éprouva sans doute comme échangée voire vendue par la mère. La photographie, c’est-à-dire l’image de « L’enfant » sur le bac et de la traversée manque et sera donc écrite, magnifiée. « Pourquoi la photographie absolue de ma vie n’a pas été photographiée ? Cette photographie absolue, c’est peut-être celle qui ne se prend pas, qui ne consacre rien de visible. Elle n’existe pas, mais elle aurait pu exister[...] J’ai quinze ans et demi » (Adler, p.515). C’est encore, déjà, un discret ravissement. Il est question ici de ce qui lui manque et aurait permis de fonder son image d’elle-même, de la faire tenir. De ce fait, « l’image se serait détachée » (p.16) vers quinze ans et demi, à l’époque de la rencontre avec l’amant. Les toutes premières pages de L’Amant sont consacrées à ce phénomène-clé : « Maintenant je vois que très jeune, à dix-huit ans, à quinze ans, j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie. L’alcool a rempli la fonction que dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer. Ce visage de l’alcool m’est venu avant l’alcool. L’alcool est venu le confirmer » écrit-elle. Le symptôme de l’alcool est ici relié au trouble et aux modifications de l’image qui devient visage de l’alcool, comme si le rapport à l’image féminine résonnait en l’occurrence avec une assez grave disjonction ou incertitude intime, comme si cette image de soi pouvait s’installer, s’en aller, se déliter puis s’évanouir possiblement : « Très vite dans ma vie il a été trop tard. A dix-huit ans, il était déjà trop tard. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, mon visage est parti dans une direction imprévue [...] J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance ». L’image du corps et du visage semble avoir défailli, Marguerite Duras en rapporte l’expérience singulière, ce qui paraît la ravir, la livrer en partie à une sorte de vacuité, de manque ou de dérégulation subjective. On peut alors se demander si la construction romanesque ne vaut pas alors comme reconstruction, récupération de l’image de soi, n’a pas eu cette fonction de traitement et de réappropriation d’une image manquante, absente, non ou mal advenue, invitant de surcroît le lecteur à participer à cette réinstallation : « Sur le bac, regardez-moi ! » nous dit la narratrice qui évoque sa tenue, sa robe, ses talons hauts, le chapeau d’homme inouï. L’image créée par « L’enfant » participe ici de son petit ravissement et Marguerite Duras écrivain accentuera la sensualité de cette image avec bonheur, une image qui sera redéployée et même exploitée par Annaud dans son film et sa peut-être un peu trop belle actrice, Jane March. Une image qui suppléera ainsi certainement littéralement, littérairement désormais, aux incertitudes de l’image féminine originairement mal constituée sous l’effet du ravage maternel et d’un regard paternel absent, image écrite donc, qui remplacera en partie l’image qui s’est détachée et/ou qui serait mal advenue spéculairement. Mais ce ravissement contient également le ravage puisque l’équation maternelle est toujours présente, comme tapie dans l’ombre, interne sans doute : « Le lien avec la mère est là aussi dans le chapeau d’homme, car il faudra bien que l’argent arrive dans la maison, d’une façon ou d’une autre il le faudra [...] Reste cette petite qui grandit et qui, elle, saura peut-être un jour comment on fait venir l’argent dans cette maison. C’est pour cette raison, elle ne le sait pas, que la mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée » (p. 33).
Le détachement toujours menaçant de l’image chez Marguerite Duras la ramène ainsi en partie dans les filets du désir de la Mère et des siens, en tout cas la réduit à croire, à penser peut-être n’être ou devenir que ce que l’on veut qu’elle soit. Outre les nombreuses occurrences du « elle est à qui la veut » que l’on croise dans l’oeuvre, rapportées le plus souvent à Lol, Anne-Marie Stretter ainsi qu’à leurs soeurs ou filles d’écriture, Marguerite Duras en déduira par exemple ce savoir aussi puissant qu’intuitif à propos d’un certain ravissement de/par l’image. Ainsi : « Je pourrais me tromper, croire que je suis belle comme les femmes belles, comme les femmes regardées, parce qu’on me regarde vraiment beaucoup. Mais moi je sais que ce n’est pas qu’une question de beauté, mais d’autre chose, oui, d’autre chose, par exemple d’esprit. Ce que je veux paraître, je le parais, belle aussi si c’est ce que l’on veut que je sois, belle ou jolie, jolie par exemple pour la famille, pas plus, tout ce que l’on veut de moi je peux le devenir. Et le croire. Croire que je suis charmante aussi bien. Dès que je le vois, que cela devienne vrai pour celui qui me voit et qui désire que je sois selon son goût, je le sais aussi » (p.26).
Alors oui, peut-être Marguerite Duras a-t-elle cherché intuitivement par son écriture et son art, pas seulement à s’affranchir du nom, de l’histoire et des siens, mais aussi à discerner voire à récupérer une certaine image d’elle-même envisageable, de son corps féminin, une image dérobée, ravie et trop définie par l’empreinte familiale, par l’infantile et ravageante névrose du fantasme prostitutionnel, autre nom du complexe maternel, fraternel peut-être aussi. Ceci par le biais de sa publication reconnue valant comme passage réussi de la donnée intime au domaine public, exportation et élaboration de la donnée interne, via la chambre noire, donnée renversée en création, en art littéraire investiguant le mystère du devenir une femme : « Je suis avertie déjà. Je sais quelque chose. Je sais que ce ne sont pas les vêtements qui font les femmes plus ou moins belles ni les soins de beauté, ni le prix des onguents, ni la rareté, le prix des atours. Je sais que le problème est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement qu’il n’est pas là où les femmes croient » (p.27).
Comme l’écrira Lacan dans son Hommage à Marguerite Duras, il ne reste plus qu’aux images littéraires et à l’écriture - via l’écrivain elle-même ravie par la nécessité indépassable de son art - à se faire à leur tour charmeuses, ravisseuses et à soutenir, une vie durant, cette image manquante de soi, alors qu’elles permettront aussi et paradoxalement, à l’occasion, de dégonfler l’imaginaire c’est-à-dire l’importance que le sujet de l’écriture, que Marguerite Duras était tentée d’accorder parfois un peu trop, dit-on, à elle-même : « J’écris pour me déplacer du moi au livre. Pour m’alléger de mon importance. Que le livre en prenne à ma place. Pour me massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Me vulgariser. Me coucher dans la rue ; ça réussit. A mesure que j’écris, j’existe moins » (Adler, p.368).
Mais que put dire elle-même Marguerite Duras de l’expérience du ravissement ? Elle y vit, jadis, une « abolition du sentiment », un état « enviable », désirable « presque », un état l’intéressant beaucoup car lié à « un certain état de vide, de vacuité », comme un allègement paradoxal voire un temps d’éviction de l’Autre amenant un « certain bonheur ». Elle confia à Pierre Dumayet qu’elle le « frôla ». Son ravissement à elle, ce fut cette tentation qu’elle a renversée, reversée dans l’écriture via son invention de Lol et de quelques autres ayant pris le large, un ravissement littéraire l’ayant menée jusqu’à l’essai voire parfois l’adoption d’une sorte de position de « mourir à l’écriture » (Blanchot). « Toutes les femmes de mes livres [...] découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire d’un certain oubli d’elles-mêmes » constate-t-elle dans La Vie matérielle (p.32). L’écrivain nous fera ainsi entrer dans le regard de Lol comme dans son étrange état dans lequel elle ne s’appartient plus, état par lequel elle consent d’être ravie : en l’occurrence par sa mère, Jean Bedford, Jacques Hold, par ses filles certainement pas et son père encore moins, se réfugiant dans une position d’objet @ de l’Autre, comme on dit en psychanalyse lacanienne. Elle s’amputera justement, Lola, de ce petit @ en trop encombrant et invivable, « symbolisant » en quelque sorte sa situation, en cisaillant précisément d’un coup de ciseau (le « V » de Valérie) son prénom du petit @, « cette partie de nous même qui se tient du côté de la Chose, qui demeure dans la jouissance » comme l’écrit Michèle Montrelay, découvreuse puis passeuse de Lol vers Lacan. Cela rappelle un peu son auteur, Marguerite Duras, rebaptisée plus tard « M.D. » et qui, disait-elle dans Les Parleuses, n’aimait guère ce nom de « Donnadieu » et lui préfèrera cette attache et référence paternelle bienvenue, enfin - c’est-à-dire « Duras » - et qui la fera exister comme écrivain universellement reconnue.
Elle n’a pas cédé au ravage ni à la mutité du ravissement, pas toute. Peut-être grâce à l’écriture, c’est-à-dire en partie au langage, car elle y croyait fortement justement, au langage, et ceci jusqu’au bout semble-t-il, faute d’autres boussoles absolument certaines : « Moi, le langage, je connais, je suis très forte là-dedans » dit/écrit-elle peut-être encore malicieusement dans C’est tout. Son travail d’auteur aura donc été de trouver les mots de et pour Lol, de les inventer, de les sortir du trou dans l’Autre (Lacan), de ne pas toute se dédier qu’à cela, d’écrire les mots de sa « petite folle » préférée comme elle disait, d’y nouer sa propre pulsion de vie, d’accepter ce ravissement interne du langage et de l’écrit qui pousse, ce ravissement plus ou moins profond ou transitoire, intuition de la place vide et mouvante du sujet de l’inconscient. Elle étudia ainsi l’impact du ravissement et du corps féminin sur le langage et sa limite - la réciproque également sans doute - flirtant mais bordant les évènements du corps féminin, celui de ses héroïnes comme le sien, arrivant au littoral du langage et vers ce style durassien qui fascine, résonne avec l’éprouvé interne, exténue le sens et crève l’image.
Pourtant, du ravissement, elle dit aussi que « c’est ça qui est le mieux, c’est ça le plus souhaitable au monde » (Les Parleuses, p.65), comme si elle avait envié ces « moments extrêmes » d’oubli de soi et qui lui font ajouter : « Je l’aime infiniment cette Lol V. Stein, et je ne peux pas m’en débarrasser. Elle a pris pour moi une sorte de grâce inépuisable », comme si elle était à la fois intriguée et effrayée à juste titre par cette « porosité » de « ces femmes qui me contiennent aussi » (Lieux, p.12), intriguée et effrayée, c’est-à-dire divisée et donc pas folle du tout, à l’inverse de Lol. Peut-être il y a-t-il aussi ce bref moment de ravissement de quelques heures qu’elle relate à l’aéroport de Rome (Parleuses, p.200-204) et aussi celui qui l’aurait saisie enfant à la vision furtive d’Elizabeth Striedter, laquelle, devenue Anne-Marie Stretter, la fascina comme personnage durant sa vie de femme de lettres par sa puissance d’évocation de l’énigme, non plus seulement maternelle mais féminine, par son « pouvoir secret ».
Marguerite Duras fut, à ma connaissance, l’écrivain qui poussa aussi loin et aussi longtemps le creusement et l’interrogation de ce que c’est qu’être une femme et de ce que c’est qu’écrire, tout du moins de ce que cela représentait pour elle, et si tant est que ces questions aient un jour une réponse. S’approchant des points les plus extrêmes, elle à confié qu’à travers le cri de Lol, ce fut elle qui cria à la fin du Ravissement : « Elle m’est tellement chère, enfin, tellement proche, je ne sais pas [...] quand j’écris je ne me possède plus du tout [...] Je ne suis pas seule quand j’écris [... c’est] une sorte de désordre originel. Il faut le laisser faire [...et] c’est ça, Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui chaque jour se souvient de tout pour la première fois [...] Mais je mourrai sans doute sans savoir exactement qui c’est » (Lieux, p.99). Avec l’invention du « mot-trou », elle désignait, comme à la fin d’une analyse, la fuite et l’insuffisance, malgré tous les efforts envisageables, tant du langage, de la représentation, de l’histoire que de l’image et même du corps à soutenir et à rendre compte de l’existence et parfois même de la vie, faille du savoir autour desquels gravite l’écriture durassienne et que Lacan repère quant à lui au terme de la cure analytique, point d’arrivée de l’analysant(e) au terme de sa traversée, de sa propre réinterprétation et donc réécriture de soi. Et puis, enfin, Marguerite Duras ajoutera, parlant de Lol et d’elle-même : « Je ne peux la saisir que lorsqu’elle est engagée dans une action avec un autre personnage », montrant qu’elle n’envisageait donc pas ce corps-à-corps qui aurait peut-être eu raison d’elle si elle était devenue objet de Lol, de sa fille d’écriture. Lol aurait pris barre sur elle, ce que ne comprit curieusement pas Blanchot, dit-on, et qui sembla presque reprocher à Marguerite Duras d’avoir mis Jacques Hold entre elles deux...
Pour conclure, bien sûr provisoirement... Marguerite Donnadieu par son nom d’enfant, Marguerite Duras avec son nom choisi de femme de lettres, « M.D. » comme nom autre de l’épure, du reste du sujet ramassant la cause d’écrire et d’une existence qui ne fut peut-être pas toujours une vie - facile en tout cas - « M.D. » qui écrit encore dans Le Monde extérieur : « Je suis plus un écrivain que vivante, que quelqu’un en vie. Dans mon vécu, je suis plus écrivain que quelqu’un qui vit. C’est comme ça que je me vois » (p.93). Passant littéralement par l’écrit, l’écriture, la littérature et même le mythe littéraire désormais, l’écrivain et femme de lettres est sortie de sa famille, des siens, père, mère, frères tous plus ou moins confondus, de l’histoire familiale et peut-être même de l’hystoire de sa vie (une hystoire « pulvérisée », « qui n’existe pas » disait-elle d’ailleurs !), pour entrer sur l’autre scène (Freud), celle d’une légende dont elle se fit l’auteur, la scripteuse, la créatrice, signant de son nom de plume ce regard porté sur l’inconsistance des êtres, des choses, du langage et même de l’image et du corps féminin incertains, et parfois même sur « le corps mort de l’amour et du monde ». L’oeuvre autofictive, uchronique, durassienne permit cet affranchissement radical d’une pensée et d’une écriture toutes singulières, l’écriture unique d’une sortie du Maternel et donc d’un passage de l’Infantile au Féminin disions-nous, ainsi, sans doute, que l’élaboration aussi patiente que conséquente d’une oeuvre empreinte de l’enfance jamais oubliée, une enfance de celles qui nous ravagea peut-être nous aussi à un titre ou à un autre, toutes et tous que nous sommes, devenus en l’occurrence ses lecteurs et ses lectrices plutôt ravi(e)s, une enfance qu’elle, en tout cas, ne quitta jamais complètement ainsi qu’elle le confia, comme elle le put encore, dans C’est tout, son ultime livre de passe valant comme traversée à rebours d’un souvenir indélébile et d’une légende, valant encore comme traversée d’un mythe familial se proposant comme lecture d’un monde à jamais en-allé et même perdu, d’un monde mélancolique, celui des origines d’une femme à l’écriture comme aux lectures illimitées. M.D. étant disparue et s’étant effacée à tout jamais - sauf de notre souvenir et de notre désir - n’arrive-t-on pas avec elle dans le mythe littéraire d’un écrivain comme lieu ultime de Marguerite Donnadieu, Marguerite Duras et « M.D. » désormais et à tout jamais enfin réunies ?
Michel DAVID, Duras, le 14 Mai 2011,
mic-david@wanadoo.fr
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" DONNADIEU, DURAS, M.D. - L’ENFANT, LA FEMME ET LE RAVISSEMENT
Conférence de MICHEL DAVID - psychanaliste - prononcée le 14 Mai 2011, aux RENCONTRES DE DURAS organisées par l'association MARGUERITE DURAS "