texte de présentation

NUIT NOIRE CALCUTTA

Une traversée de la nuit ?

 

Par Sylvie Loignon

 

Nuit noire Calcutta est une œuvre de commande. Se détournant du documentaire, le réalisateur, Marin Karmitz, a choisi délibérément d’en passer par la fiction. 

Ainsi le film et le synopsis qui le sous-tend se présentent-ils d’emblée comme un détour par la fiction. Et l’œuvre réalisée elle-même illustre ce détour en donnant à voir les détours d’un homme alcoolique ou ivre dans les rues de Trouville. Ce détour par la fiction serait plus parlante et plus probante que le documentaire envisagé initialement. Se dessine une rivalité entre le romancier et le psychiatre, entre l’amateur et le professionnel si l’on peut dire, ce qui n’est pas sans évoquer l’hommage rendu par Lacan à Duras quant au Ravissement de Lol V. Stein. On peut lire en effet à l’ouverture du film, juste après le générique : « L’étude clinique du psychiatre et l’analyse psychologique du romancier se rejoignent-elles pour décrire l’anxiété, l’obsession ou le délire ? »

Ce détour par la fiction et cette collaboration avec Marin Karmitz font de Nuit noire Calcutta une œuvre qui s’insère de manière originale dans la production durassienne, c’est ce que nous verrons dans un premier temps.  

 

I.

Ainsi, ce court-métrage, qui sera refusé par le laboratoire en question, s’il doit « normalement » évoquer l’alcoolisme, rejoue surtout les motifs qui seront présents dans le cycle indien, notamment dans Le Vice-consul et India Song. En effet, le texte écrit par Marguerite Duras pour Nuit noire Calcutta est à rattacher à ce que la critique durassienne appelle le cycle indien constitué autour du personnage d’Anne-Marie Stretter : ce cycle comprend Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-consul, L’Amour, La Femme du Gange et India song.

Le rapprochement avec le cycle indien se fait donc d’abord par la date de sortie de ce court-métrage : 1964 est en effet la date de publication du Ravissement de Lol V. Stein. Deux ans plus tard est publié Le Vice-consul. Or, on sait que Duras a longuement travaillé sur ce texte ; elle évoque à Pierre Dumayet précisément les deux ans passés à trouver la place de la mendiante dans le roman. C’est donc dans la période de genèse du Vice-consul que s’inscrit ce court-métrage. Il se donnerait donc aussi à lire comme un témoignage sur cette période de genèse d’un des romans les plus marquants de Marguerite Duras. Il s’agit là d’un récit qui procède par enchâssement : le récit-cadre met en scène Peter Morgan, écrivain arrivant aux Indes, à Calcutta, qui écrit un récit enchâssé, le récit de la marche de la mendiante, celle que l’on retrouve dans le récit-cadre, aux abords de l’Ambassade de France. Le personnage éponyme, Jean-Marc de H, est arrivé à Calcutta après avoir tiré sur les lépreux de Lahore. Il est en attente d’une décision sur son sort. Le récit s’inspire d’un personnage réel, un ami de faculté de Marguerite, devenu diplomate. Il s’appelait Freddy et Marguerite Duras en parle dans un entretien avec Renaud Montfourny : elle le décrit comme un juif qui lui a donné le goût des Ecritures. A l’époque, il vient d’être muté à Bombay. 

On retrouve dans Nuit noire Calcutta une description de Calcutta impossible à faire associée à une rencontre suspendue avec la femme. Dans le récit, le personnage du Vice-consul est comme fasciné par Anne-Marie Stretter, la femme de l’ambassadeur de France - celle-là  même qui dans Le Ravissement, a ravi le fiancé de Lol, Michael Richardson. Leur rencontre lors de la réception à l’ambassade de France est un moment-clé du récit – celui qui scelle l’exclusion du Vice-consul, personnage qui n’intéresse que lorsqu’il est absent. L’écriture de Nuit noire Calcutta semble ainsi avoir permis à Duras d’interroger Calcutta comme le centre même du désespoir et de la douleur. Dans le synopsis, le découpage par scènes est suivi par un commentaire intérieur de l’homme qui fait d’ailleurs état d’une évocation partielle de Calcutta, que l’on retrouve dans Le Vice-consul : « l’odeur de la vase que remuent les ventilateurs », le « Gange qui charrie les morts » notamment. A cet égard, Nuit noire, Calcutta pourrait se voir et se lire comme un pré-texte au Vice-consul… Or, la double difficulté rencontrée, dans le court-métrage, par l’homme alcoolique à la fois d’écrire et de quitter l’alcool, rejoint celle rencontrée à la même époque par Duras elle-même aux prises avec l’écriture du Vice-consul et sortant tout juste d’une cure de désintoxication.  

Il y a donc des effets de miroir et d’écho évidents entre les deux œuvres. Dans Le Vice-consul, si le directeur du Cercle européen auquel se confie Jean-Marc de H. est considéré comme un alcoolique, le Vice-consul quant à lui précise n’avoir pas agi dans l’ivresse à Lahore. Ainsi, Nuit noire, Calcutta se donnerait à voir non plus seulement comme un pré-texte, mais comme un négatif du Vice-consul. Autre manifestation de ce négatif : dans Nuit noire Calcutta, le personnage est ivre et souriant dans l’ivresse, alors que, dans Le Vice-consul, Jean-Marc de H. semble étrangement heureux, il est porté par une autre ivresse, celle de son amour pour Anne-Marie Stretter, alors que la douleur de Calcutta est omniprésente.

Nuit noire Calcutta ouvre ainsi à une polysémie de l’ivresse – qu’il faut prendre dans son sens propre comme une absorption d’alcool mais aussi dans un sens plus métaphorique, comme un sentiment d’exaltation et de joie intenses. L’ivresse ne serait ainsi rien d’autre que l’envers du désespoir ou sa manifestation première – le désespoir n’est-il pas toujours gai chez Marguerite Duras ?

 

Mais le court-métrage n’est pas seulement une explication de la genèse du Vice-consul, il est aussi une œuvre de collaboration où s’élabore une esthétique. Or, ce qui est sans doute troublant, c’est qu’ici l’écrivain déploie une écriture cinématographique par procuration. Il ne s’agit pas là du 1er scénario écrit par Marguerite Duras. On se souvient de ses collaborations avec Resnais (Hiroshima mon amour) et Henri Colpi (Une aussi longue absence, co-écrit avec Gérard Jarlot) notamment. Le passage à la réalisation était sans doute une étape décisive à franchir chez l’écrivain où l’image et le regard sont si importants. Marin Karmitz affirme que le tournage de Nuit noire Calcutta a été le déclencheur chez Duras du désir de réaliser ses propres films : elle aurait à cette occasion surmonter sa peur de la technique. En cela, on peut parler d’une œuvre-charnière qui marque le moment de bascule entre l’écriture scénaristique et la réalisation à proprement parler. On sait d’ailleurs qu’en 1966 elle co-réalise avec Paul Seban La Musica avant de réaliser seule Détruire dit-elle en 1969.

Or, il est surprenant de voir combien ce court-métrage, réalisé pourtant par un autre, anticipe certains choix esthétiques de Duras. D’ailleurs, la 2e version du court-métrage avec la voix off de Marguerite Duras accentue ces affinités électives et comme le dit Karmitz constitue à la fois un témoignage et un hommage à l’écrivain – mais l’on pourrait ajouter non pas seulement un hommage au travail de l’écrivain mais aussi à une certaine conception du cinéma, perceptible ici. Dans cette version légèrement plus courte, le texte dit en off subit quelques variations – c’est notamment l’évocation de Calcutta qui se fait plus discrète, pour recentrer le propos sur l’acte d’écriture. La singularité de cette version est la façon dont les plans semblent s’enchaîner selon les inflexions de la voix – comme si une relation de dépendance s’instaurait entre image et voix non pas dans un souci de représentation, d’illustration, mais dans un souci de scansion. Ainsi cette seconde version rend-elle compte de la poéticité de ce texte – ce qui entre par ailleurs en écho avec Le Vice-consul dont Duras dit qu’il a été composé comme un poème.

Si Karmitz affirme son admiration pour un cinéaste comme Bresson, admiration qui le pousse notamment à choisir le noir et blanc, une telle filiation ne serait pas reniée par Duras. Le cinéma durassien se caractérise par une économie de moyens ; or, le film de Karmitz semble relever d’une telle économie (trois acteurs, rapidité de tournage). Par ailleurs, Nuit noire Calcutta affiche clairement un refus de l’exotisme et ce malgré le titre choisi – ce qu’explique l’écrivain : 

Voilà deux ans vous m’avez parlé d’un projet de film : Nuit noire, Calcutta… ce film est devenu Le Vice Consul. Je voulais d’abord garder, pour le livre, le titre du film projeté, mais il est trop tendancieux – tendancieux ? – Exotique. Il faut tuer l’exotisme. La littérature française a traîné longtemps ce boulet.

 

Ainsi le choix des lieux de tournage n’est-il pas anodin : il s’agit de lieux éminemment durassiens : le film est tourné à Trouville ; on y voit la plage et la mer ; on entend le bruit de son flux et de son reflux le plus souvent en off. Lieux durassiens en effet, puisque l’œuvre ne cesse de montrer la proximité avec la mer. Et Duras possède un appartement dans lequel certaines scènes du court-métrage ont été tournées : on y voit notamment Maurice Garrel à la table de travail de l’écrivain. C’est aussi à Trouville que Duras tournera quelques années plus tard La Femme du Gange, adaptation cinématographique de son récit L’Amour. Un tel choix permet de s’interroger sur la notion même de représentation : comment évoquer Calcutta à partir de Trouville ? Ainsi Karmitz adopte-t-il la même conception de la représentation : il ne s’agit pas d’une représentation mimétique, d’une reconstitution fidèle de la réalité. Le réalisme est autre, ailleurs. Plus tard, dans India Song ou Son Nom de Venise dans Calcutta désert, Duras évoquera l’ambassade de France à Calcutta à partir du château Rotschild, en région parisienne.

Le refus de l’exotisme se conjugue donc à une nouvelle définition du dépaysement : il opère en effet par le langage et les mots. Ceux-ci ont un grand pouvoir évocateur, du seul fait qu’ils sont proférés : la parole énoncée en off et décrivant Calcutta, le Gange, la chaleur, les ventilateurs suggèrent une atmosphère – au lieu de la reconstituer. Art de la suggestion, le court-métrage relèverait d’une esthétique post-mallarméenne – l’objet décrit n’apparaissant que dans son absence, telle l’absente de tous bouquets. Par ailleurs cette définition renouvelée du dépaysement entraîne le surgissement d’une étrangeté au sein même de ce qui semble familier. Cette étrangeté est aussi révélatrice de l’état alcoolique – qui fait surgir comme l’autre en soi. Cette représentation décalée, détournée, est visible également dans la non-coïncidence entre ce qui est dit et ce qui est montré. Dans le commentaire intérieur, Duras retranscrit les pensées de l’homme-écrivain : or ce commentaire ne coïncide que rarement avec ce qui est vu à l’image. Là encore l’image n’est pas purement illustrative. La relation entre la voix et l’image procède souvent d’un déplacement, d’une figuration, d’une métaphorisation.

Par exemple, au tout début du film, la voix off évoque le personnage du vice consul alors que l’image montre une embarcation perdue sur l’eau et dans la brume ; au 3e plan, alors que la voix parle de « Calcutta ville infinie de la lassitude d’être », à l’image le plan donne à voir la rosace d’une église. Ainsi, cette image de l’église – monument inscrivant le lieu dans une tradition occidentale et catholique – suggère que la religion, très présente nous le verrons, n’empêche pas le désespoir, la « lassitude d’être ». Elle laisse entendre aussi que Calcutta est un lieu mystique – qui a à voir avec la Création. L’image de l’embarcation qui accompagne l’évocation du Vice-consul comme d’une « profession médiocre mais sûre et qui trompe » peut se lire comme une navigation en eaux troubles, comme un personnage brumeux pour lequel les apparences sont effectivement trompeuses. Ce décalage entre texte et image donnera lieu dans la production filmique durassienne à une nouveauté radicale : La Femme du Gange puis India Song, font entrer dans ce que Deleuze appelle « l’image-temps », nouveauté qui donne lieu à non pas un mais deux films, le film des voix et le film des images. Nuit noire Calcutta est donc une préfiguration de ces choix esthétiques ultérieurs.

Par ailleurs, un tel décalage relève aussi d’une volonté affichée de montrer comment le personnage de l’alcoolique est habité par ses obsessions : il est de ce fait quelque peu étranger à lui-même, en décalage avec la réalité qu’il traverse plus qu’il n’habite. C’est un homme silencieux et sans cesse à l’écoute des pensées qui le traversent comme il écoute attentivement la conversation des deux femmes dans le bar de Trouville. Une telle impression de déréalisation est accentuée par un travail sur la lumière, fortement marqué dans un court-métrage cependant intitulé Nuit noire ! Il s’agit notamment d’un jeu sur le clair-obscur, sur les contrastes qui permet de rendre le visage de cet homme tout à la fois intense et inquiétant. On pense aussi aux plans – centraux – sur la mer marquant le passage du temps, comme le passage des êtres (chien, homme à vélo), représentation de la vanité sans doute. Or, ce travail sur la lumière est très présent dans le 2e film réalisé seule par l’écrivain : Jaune le soleil, adaptation cinématographique d’Abahn Sabana David. Dans les manuscrits du script de ce film, elle écrit en marge, pour une scène réunissant les différents personnages, qu’il faut songer à La Leçon d’anatomie de Rembrandt.

Enfin, le court-métrage repose sur des jeux d’oppositions tant au point de vue technique qu’au point de vue des éléments représentés. Il y a tout d’abord une opposition et une alternance entre les plans fixes et les mouvements de caméra (panoramiques et travellings) : on note la prépondérance des plans fixes et le choix des mouvements de caméra pour évoquer l’errance de l’homme dans les rues de Trouville. Les plans fixes qui fragmentent la représentation, qui livrent la réalité capturée par morceaux et par bribes rendent compte de cette « idée cassée » dont parle Duras à propos de Nuit noire Calcutta. Là encore la fixation de la caméra sur tel ou tel point de la réalité témoigne des obsessions qui traversent le regard et la pensée de l’alcoolique. Bien plus, ces choix techniques convoquent le vide comme fondement même de la représentation. 

Ce que donnerait donc à voir le court-métrage de Marin Karmitz, c’est probablement ce vide, une absence qui trouveraient leur manifestation première dans cette page blanche sur laquelle se fixent et l’alcoolique et la caméra. Ainsi, ce court-métrage joue des plans fixes, et surtout des gros plans, deux choix filmiques que l’on retrouve notamment dans le film La Femme du Gange. Ainsi, à travers les gros plans sur la feuille blanche que l’homme essaie de remplir, il s’agit de saisir ce qu’il en est du vertige de la page blanche. Bien plus, ce vide qui se déploie dans le court-métrage est à rapprocher des analyses de Deleuze sur le « grand Vide intérieur », la fêlure qui se transmet et œuvre silencieusement.

Le court-métrage, réalisé par un autre, ouvre donc la voie à quelques choix mis en valeur ultérieurement par Marguerite Duras, choix que José Moure qualifie d’« esthétique du vide », par opposition à une idéologie de l’invisible, et choix qui mettent en scène une « suspension du monde ». On retrouve dans La Femme du Gange, réalisé par Marguerite Duras en 1972 et tourné également à Trouville, des images sur les façades de maisons, sur l’étendue de la mer, images du vide par excellence, déjà présentes dans le court-métrage de Karmitz. De même, les images sur des phrases écrites apparaissent dans le film La Femme du Gange, quand il s’agit de montrer les quelques mots écrits par le Voyageur. De plus Nuit noire, Calcutta fait alterner les extérieurs et les intérieurs, comme c’est le cas dans La Femme du Gange, procédant à un recentrement autour de la chambre de l’homme – qu’il s’agisse de l’alcoolique dans Nuit noire Calcutta ou du Voyageur dans La Femme du Gange. La chambre est l’espace même de l’intériorité – elle est aussi le lieu de l’écriture, ce que Duras appelle la « chambre noire ». L’opposition entre intérieur et extérieur témoigne également d’un contact avec l’autre rendu impossible : l’homme est celui qui reste extérieur à la relation sociale comme il est extérieur à la relation amoureuse. Il est celui qui guette la femme, de loin, à l’extérieur lorsque la femme se trouve dans sa chambre ou dans l’hôtel. De ce fait, la rencontre initiale ne se fait qu’à distance, par le regard.

 

II.

Si le court-métrage s’inscrit donc avec force dans la production durassienne, il convoque une représentation de l’alcoolisme qui oscille entre tradition et originalité, comme elle oscille entre le désespoir et l’ivresse des sens. C’est ce que nous examinerons dans un second temps.

 

L’alternance entre intérieur et extérieur, que nous venons d’analyser, relève d’un choix technique, elle est porteuse de sens. Ainsi l’alcoolique est-il représenté par un enfermement le renvoyant inlassablement à sa chambre. Le court-métrage montre à plusieurs reprises l’homme se balançant sur lui-même, le regard hagard, dans un bercement qui ne semble lui apporter aucune consolation. De même, on le voit abattu sur son lit, allongé sur le sable, impuissant à tout acte : à proprement parler c’est un homme à terre. L’alcoolique est celui, nous dit Deleuze dans Logique du sens, qui recherche non pas un plaisir mais un effet, à savoir une induration du présent : il vit deux moments à la fois : l’autre moment a trait aussi bien au futur qu’au passé, mais est saisi dans un présent durci qui permet à l’alcoolique de maintenir à distance la réalité. Les lieux et la temporalité ont donc à voir avec cet enfermement. Une telle temporalité est perceptible par la façon dont l’homme est traversé par le commentaire intérieur et par le glissement incessant qu’exhibe le court-métrage entre la fiction et l’écriture de celle-ci. 

Il y aurait un destin tragique rejoué par l’alcoolique : enfermé en lui-même et dans ses obsessions, il est sans cesse rappelé à elles d’une part par le commentaire intérieur dit en off et d’autre part grâce au travail sur la musique et sur le son dans le court-métrage : le recours à une musique stridente ponctue ainsi les moments d’errance du personnage. Elle rend compte d’une certaine tension, d’une certaine dramatisation – notamment pour signaler les impasses auxquelles l’homme se confronte : la rencontre impossible avec la femme, l’impossibilité d’écrire et la solitude de l’écrivain. Le trajet de l’alcoolique a tout d’une descente aux enfers, d’un voyage au bout de la nuit – c’est un trajet de perdition que nous donne à voir le court-métrage. Or, le scénario de Marguerite Duras précise bien ce qu’il en est du visage de l’homme : « Le visage sera heureux tout au cours du film, habité par une joie de plus en plus vive, intérieure. » et pour les scènes où il épie la femme : « L’homme, dehors, guette toujours. Toujours le même bonheur sur le visage ». Le court-métrage ne donne pas à voir un tel bonheur, le visage de Maurice Garrel reflète une certaine tension, une intensité que la musique accentue encore. 

Cet enfermement de l’homme en lui-même fait de l’alcoolique un être asocial : il traverse les lieux traditionnels de sociabilité, tels les bars, mais il reste toujours seul – en cela il incarne l’écrivain tel que le conçoit Marguerite Duras : dans Ecrire, elle affirme ainsi : « La solitude, ça veut dire aussi : Ou la mort, ou le livre. Mais avant tout ça veut dire l’alcool. Whisky, ça veut dire. » On ne s’étonnera pas de voir à l’écran des bouteilles vides de whisky à proximité de l’homme ou sur sa table d’écriture.

Ce caractère asocial est mis en évidence par ce qui semble au cœur du court-métrage : la rencontre impossible avec la femme. Une telle rencontre est donnée par un dispositif premier qui invalide l’image : dans le livre, nous dit l’homme en voix off, la femme sera blonde – l’image de la femme brune est donc donnée comme une image trompeuse. Par ailleurs, le scénario et le court-métrage jouent des codes du vaudeville mais la présence de l’amant constitue un obstacle supplémentaire à la rencontre autant qu’elle nourrit les conversations des femmes et l’imaginaire de l’écrivain. Dans le film, la présence de l’amant est seulement évoquée dans les conversations entre les deux amies ; dans le scénario, l’amant est physiquement présent, même de manière fugitive puisqu’il entre dans la chambre d’hôtel de la femme endormie. Ainsi, la rencontre impossible renvoie l’homme à sa solitude, qu’il s’agisse de l’écrivain ou de l’alcoolique. Deux scènes emblématiques en témoignent : 

• Sur la plage, lorsque l’homme, ivre, est allongé sur la plage et que la femme le dépasse en traversant l’image dans un sens puis dans l’autre sans que jamais un contact ne soit possible

• dans la scène où l’homme est assis dans le café et qu’il écoute la conversation des deux femmes, de dos par rapport à elles. Comme s’il s’agissait de trouver une source d’inspiration – comme si la rencontre avec la femme n’était rien d’autre qu’une rencontre fictive, et bien plus, qu’une rencontre de fiction. 

En effet, l’homme et la femme, chacun de leur côté, s’épient : on voit l’homme guettant la fenêtre de la femme, on voit la femme attendant l’homme dans sa voiture quand ce dernier est ivre dans les dunes et sur la plage. Les scènes de voyeurisme rendent compte de la puissance du noir et de la nuit, précisément en ce qu’ils ont à voir avec la femme et la féminité.

La nuit noire est en effet associée dans l’œuvre de Duras à la féminité – si l’on pense par exemple à La Maladie de la mort, où le sexe de la femme est une « nuit noire » rappelant le continent noir dont parle Freud. C’est que l’écriture a ici à voir avec cet inconnu du sexe féminin. Dans le court-métrage Nuit noire, Calcutta, ce sont peut-être les scènes de voyeurisme qui révèlent cette puissance féminine et érotique de la nuit. 

En effet, plusieurs scènes montrent selon un montage alterné des plans de l’homme guettant dans le noir, et d’autres mettant en scène la fenêtre éclairée de la chambre de la femme brune. On retrouve ce même dispositif au moment où, de jour, la femme fait sa valise. La femme serait ici cette « autre nuit » dont parle Blanchot. Ainsi, si la nuit est accueil, « l’autre nuit » renvoie toujours à un dehors, que l’on trouverait peut-être dans le nom de la ville où le vice-consul a tiré sur les lépreux comme il a tiré sur la douleur : Lahore/là-hors… C’est dans son lien au dehors que l’autre nuit ouvre à l’inspiration : cette autre nuit ne se « définit » pas, puisque, nous dit Blanchot, « il n’y a pas d’instant juste où l’on passerait de la nuit à l’autre nuit, pas de limite où s’arrêter et revenir en arrière » (L’espace littéraire). Il s’agirait toujours pour Marguerite Duras de dépasser les limites, au point même qu’elles s’effacent, qu’elles deviennent poreuses.

Ainsi la femme est-elle source d’inspiration, nuit noire, mais aussi incarnation de la ville – en cela elle rejoint le destin d’Anne-Marie Stretter – comme Duras l’affirme dans Les Lieux de Marguerite Duras à propos d’India Song :

 

Je pense qu’Anne-Marie Stretter a dépassé l’analyse, voyez, la question. Elle a dépassé tous les préjugés à propos de l’intelligence ou de la connaissance, de la théorie. C’est un désespoir, il s’agit là d’un désespoir universel, qui rejoint au plus près un désespoir politique profond, et qui est vécu comme tel, au calme. J’ai dit qu’elle était Calcutta, je la vois comme Calcutta. Elle devient Calcutta, il y a un double glissement, Calcutta va vers la forme d’Anne-Marie Stretter et elle va vers la forme de Calcutta. Et pour moi à la fin du film elles ne font qu’un. (p. 73)

 

La femme est ainsi celle qui nourrit l’œuvre et la rencontre impossible avec elle rend compte d’un désespoir profond qui est autant celui de l’alcoolique que celui de l’écrivain. Ainsi la solitude de l’alcoolique rejoint-elle la solitude essentielle de l’écrivain, selon l’expression de Blanchot.

 

Une solitude qui voue l’écrivain et l’alcoolique à l’errance – que l’on doit prendre au sens propre comme au sens figuré du terme : cette errance fait passer d’un parcours spatial à un parcours textuel. 

L’homme est ici, on l’a vu, une incarnation possible du Vice-consul. Or, le personnage du vice-consul a été inspiré à Marguerite Duras par l’un de ses amants, Freddie, rencontré lorsqu’elle avait dix-huit ans, et qui lui a fait découvrir la Bible, comme elle le révèle dans un entretien accordé lors de la parution de La Pluie d’été. Le Vice-consul a en effet à voir avec le personnage d’Ernesto, et sa lecture de l’Ecclésiaste. Le commentaire intérieur qui accompagne l’image du bateau sur la mer à la fin du court-métrage fait d’ailleurs entendre deux interrogations proches de celles que soulève Ernesto : « Alors quoi dire, quoi faire ? » De même qu’Ernesto est fou, de même Marguerite Duras évoque le Vice-consul qui hurle « comme chaque jour on prie », seul dans la nuit noire de Calcutta, et le définit comme étant « fou d’intelligence ». Les principaux protagonistes du cycle indien, tout comme Ernesto dans La Pluie d’été, sont en proie à une folie qui les fait accéder à une lucidité supérieure, proche du désespoir, ce qui fait de ces œuvres des livres politiques, comme le revendique Duras à propos du Vice-consul notamment dans un entretien avec Pierre Dumayet. Ainsi, ce lien entre écriture, vide et désespoir est présent dans un entretien accordé à Dominique Noguez, lorsque Duras affirme : « le Vice-consul, c’est quelqu’un qui a oublié qu’on pouvait écrire. » (La Couleur des mots

L’alcoolique dans Nuit noire Calcutta met donc en scène son double – si le Vice-consul a oublié qu’on pouvait écrire, c’est aussi le cas de l’alcoolique. Or, le court-métrage souligne l’errance de l’écrivain, qui rejoue ici le mythe du Juif errant : apatride, fondamentalement étranger, il est celui qui passe. Une telle errance matérialise dans l’espace le trajet de l’écriture. On se souvient d’ailleurs que, dans Le Vice-consul, le parcours de la mendiante est justement évoqué en termes de phrase sous la plume de Peter Morgan : « elle marcherait et la phrase avec elle ». En outre, le choix par la mendiante de Calcutta comme de l’aboutissement du chemin pour se perdre est assimilé à un point au bout d’une phrase. De même, la nuit noire figure l’obscurité propre au processus créateur ; Duras affirme : « un livre ouvert c’est aussi la nuit ». Ce que propose ce court-métrage est donc une traversée de la nuit, qui n’est peut-être pas si éloignée de ce que Duras appelle « l’ombre interne ». Dans Ecrire, Duras souligne que la nuit est le moment précis du « commencement du travail », ce par quoi précisément l’écrivain s’oppose aux autres : « Et cette heure-là je l’ai toujours ressentie comme n’étant pas, quant à moi, l’heure de la fin du travail, mais l’heure du commencement du travail. Il y a là, dans la nature, une sorte de renversement des valeurs quant à l’écrivain ». La nuit révèle la puissance transgressive de la littérature ; recommencement absolu, elle est aussi l’inconnu devant lequel se tient l’écrivain – Duras parle de l’inconnu qu’on porte en soi et qui est atteint par le fait même d’écrire.

En effet, cette nuit est essentiellement une nuit textuelle : elle est tout à la fois un espace et un temps où d’autres lectures viennent s’inscrire, tels des palimpsestes. Ainsi, le scénario fait référence à Flaubert et Proust, références qui sont portées par les lieux mêmes. En effet, l’homme est censé demander à la femme brune lors de leur seul échange : « si vous saviez où se trouve la rue Albertine ? ». De plus, un passage du commentaire intérieur, dont les trois premières phrases sont supprimées dans le court-métrage, indique ces deux références : 

 

Madame Bovary est passée dans ces rues. Albertine aussi. Les plages, défunte Albertine, et cet état même où je suis, tout ira dans ce livre. Je ne sais pas ce que sera ce livre, ce que je sais, c’est qu’il est à ma place. Moi je ne suis rien.

 

Là encore, ce sont les lieux qui supportent la mémoire, y compris textuelle. Comme si la lecture faisait sans cesse des va et vient entre le livre et son inscription dans un parcours spatial – ici les rues. Mais, la caméra accompagne aussi le rythme rapide de l’homme, comme si « courir les rues » reprenait son sens originel d’« être fou »… Le film réalisé ne garde de fait qu’une trace de ces références intertextuelles, puisque la femme brune sort de l’hôtel « Flaubert »… Or, on le sait, l’auteur de Madame Bovary laisse son empreinte dans la scène de bal du Ravissement de Lol V. Stein notamment. De même, dans Le Vice-consul, la référence à Proust est conservée à travers l’évocation de la « rose liseuse aux joues roses, Proust ». La nuit durassienne est ici peuplée de réminiscences, de figures littéraires exclusivement féminines, parce qu’il s’agit d’en passer par l’autre, par l’altérité la plus radicale. Le livre « inexistant », à venir, est d’abord une traversée de la littérature et de son dehors. 

L’homme, double du Vice-consul, est donc bien cette figure de l’altérité qui traverse la littérature tout autant que l’espace : le Vice-consul est précisément celui qui est « à la place de », de même que le livre est ce qui est à la place de l’écrivain – comme si l’écrivain disparaissait au moment même de la création du livre : l’homme dit : « je ne suis rien », quand Duras affirme que lorsqu’elle écrit, elle est absente, morte peut-être.

 

III.

De l’alcoolisme ne retenons que l’ivresse… cette ivresse a trait avant tout à la création qu’il faut entendre aussi bien au sens littéraire qu’au sens religieux du terme. Ce sera l’objet de notre dernier point.

Le scénario de Nuit noire Calcutta pose donc en quelque sorte une équation qui établit une équivalence entre ne pas écrire et boire, et dans le même temps il puise sa source d’inspiration dans cette impuissance même. C’est de cette ambivalence que parle Duras dans Ecrire :

 

Si je n’avais pas écrit je serais devenue une incurable de l’alcool. C’est un état pratique d’être perdu sans plus pouvoir écrire… C’est là qu’on boit. Du moment qu’on est perdu et qu’on n’a donc plus rien à écrire, à perdre, on écrit. (p. 22)

 

L’alcool a donc trait à l’écriture, comme il a trait au bonheur et à sa recherche désespérément gaie chez Duras. L’alcool est à lui seul une nuit noire et le désespoir qu’il procure se conjugue ici à l’ivresse de la création. L’impossibilité à écrire est en effet l’enjeu de ce court-métrage, enjeu mis en évidence par la 2e version, dans laquelle la voix off de Marguerite Duras semble rendre compte d’un témoignage sur le processus créateur. 

Or, le scénario est beaucoup explicite quant à ce sujet : il évoque la phrase qui rôde autour de l’homme, telle une mouche… :

 

Si je ne parle pas de l’homme (mais de la phrase) c’est que l’homme, au moment où il est, se trouve relégué devant sa création. Il n’est plus qu’oreilles, instrument, pour la recevoir. Elle ne vient pas. La littérature n’arrive pas vers l’homme. Il faudrait donner l’impression qu’elle rôde tout autour, qu’elle passe, mais qu’elle ne se pose pas sur cet homme-là. Parce qu’elle n’aime pas les hommes ivres d’autre chose que d’elle, la littérature […]

 

 

Précisément cette phrase semble incarnée à l’image par la femme brune vêtue de blanc qui s’approche de l’homme étendu sur le sable, passe à côté de lui sans lui parler ou le toucher, puis retraverse l’image en sens inverse. C’est donc bien la femme qui est ici l’écriture elle-même. Il n’est donc guère étonnant que la femme que doit aborder l’homme dans Nuit noire, Calcutta, échappe finalement à tout véritable échange autre que par le regard. La seule question qu’elle lui pose (« Vous vouliez savoir quelque chose ? ») ne trouve aucune réponse chez l’homme – alors que dans le scénario l’homme répondait « non ». Or, Calcutta, ville elle-même personnifiée, s’incarne dans cette femme que l’homme s’emploie en vain à rencontrer. Le scénario indiquait que cette femme incarnait Calcutta, aussi bien que la mendiante, ou encore le vice-consul lui-même. C’est donc à une traversée sans fin que renvoie cette absence de rencontre entre l’homme et la femme dans le court-métrage.

 

Bien plus, le scénario et le court-métrage revisitent le mythe de l’inspiration et en donnent une version pour le moins moderne. C’est la mouche qui représente l’inspiration, sur fond d’insignifiant. La mouche est sans doute l’insecte par excellence pour dire le ressassement de l’écriture, le bourdonnement et le vertige qui viennent à contempler le vide et le livre inexistant ou à disparaître. 

 

Ainsi, le jeu d’oppositions qui structure et le scénario et le court-métrage rend compte d’une pratique d’inversions, d’un paradoxe généralisé. 

Par exemple, l’omniprésence de la figure féminine dans Nuit noire, Calcutta revisite le mythe d’Orphée dont on sait que Blanchot en fait le mythe de l’œuvre : si Orphée veut Eurydice « dans son obscurité nocturne, dans son éloignement », en d’autres termes quand elle est invisible, l’homme ivre ne cesse d’observer la femme brune, comme si elle détenait cette part d’ombre et de nuit, qui la rend définitivement étrangère. Toutefois, le court-métrage montre un singulier renversement, puisque c’est finalement la femme qui aborde cet homme, et ce dernier qui se retourne et s’éloigne pour retrouver l’ombre et la mer. Le regard interdit semble ainsi l’une des clés de ce court-métrage : si l’homme semble avoir sans cesse un regard perdu, un regard vide, les scènes de voyeurisme renvoient à ce regard interdit, dans la nuit aussi bien que dans le jour. Nuit noire, Calcutta réinterprète le mythe d’Orphée jusqu’à son extrême : le regard tourné vers la nuit. Il faut donc détourner le regard, passer outre, s’enfoncer dans cette nuit jusqu’en sa douleur la plus profonde, jusqu’en son dehors le plus absolu : là hors… Et pourtant, le cœur de la nuit est bien ce travail de la matière, et dans la matière. Dans Nuit noire, Calcutta, le commentaire intérieur lu en voix off parle de Calcutta comme d’un « œuf noir ». La ville est à l’image de cette nuit : en pleine genèse… Elle renferme une créature à venir, là où, dans Le Vice-consul, Calcutta était assimilée à un « nid de fourmis grouillant », dans lequel prédominent la fadeur et la douleur. La nuit serait de l’ordre d’une puissance féminine, qui n’est peut-être pas sans rapport avec le fameux « soleil noir » de la mélancolie. Cet œuf noir, pestilentiel, renvoie sans doute à ce double pouvoir de la femme dans le cycle indien : pouvoir de vie et pouvoir de mort incarnés sans conteste par Anne-Marie Stretter. 

 

Genèse du texte et texte de la Genèse, Nuit noire Calcutta témoigne enfin d’une rivalité entre la création artistique et littéraire et la Création divine. Ainsi se dessine l’envers d’un paradis. 

 

Si l’homme s’enivre des mêmes mots inlassablement répétés, il donne à voir un éternel recommencement dans lequel l’alcool se substitue à Dieu – c’est d’ailleurs ce qu’affirme Duras à Marianne Alphan : « l’alcool, c’est Dieu ». Si bien aussi que Nuit noire Calcutta peut se lire comme une réécriture de la posture pascalienne, dans une sorte de théologie négative, dont parle Dominique Carlat.

Si l’errance du personnage est une perdition, il faut prendre ce terme aussi au sens religieux du terme : elle est métaphorisée dans le scénario par l’évocation des feuilles de papier sur le bureau de l’homme, sur lesquelles il y a « des cercles concentriques du fond de bouteilles » : ces cercles concentriques ne sont pas sans évoquer les cercles de l’Enfer de Dante. L’alcool est une chute, comme l’indique encore Duras à Marianne Alphan : « c’était jouissif là aussi, cette dégringolade, si j’avais été croyante, j’aurais eu ce même visage, le visage d’une consumation ou d’une consommation excessive de la réflexion. » 

Si Nuit noire Calcutta, évoque la lassitude d’être, la difficulté d’exister et non pas seulement d’écrire, il faut prendre le mot « genèse » au sens fort. C’est évidemment le référent biblique qui se trouve convoqué dans ce court-métrage, comme l’explique Marin Karmitz lui-même : la question de la création littéraire engage celle de la Création divine. Le réalisateur explique que le court-métrage a été composé en sept jours et sept nuits, ce que signalent le passage au noir à l’image, et l’alternance entre jour et nuit. Le court-métrage semble par ailleurs adopter une construction en boucle, puisqu’il s’ouvre sur des plans fixes très brefs faisant alterner des vues sur les toits et les maisons de Trouville et des vues de bateaux sur la mer, et qu’il se ferme sur l’image légèrement floue, brumeuse, d’un bateau à voile flottant sur la mer. Le bruit de la mer se fait ainsi entendre par flux et reflux dans Nuit noire, Calcutta, suggérant le recouvrement de l’histoire par cette force matricielle et mortifère : tout à la fois commencement et fin de toute chose.  

Cette omniprésence du référent biblique est sans doute plus explicite encore dans la première version : en effet, les modifications visibles dans la version de 2001, outre le changement de voix off, résident principalement dans le montage des scènes mais aussi dans la suppression de quelques unes d’entre elles. A ce propos, l’un des plans supprimés dans la version de 2001 est celui où l’on voit la main de l’homme tracer sur une feuille blanche un petit « a », au moment même où la voix off dans la version de 1964 énonce la nécessité de « commencer par le commencement ». Début et fin de toute chose… Il est aussi question d’adultère, puisque la femme brune et son amie évoquent un amant prénommé Jean : ce sont donc bien les règles religieuses et morales qui sont transgressées. Bien plus, le scénario initial prévoyait un plan devant le Christ tombé de sa croix, à Cabourg, dont le scénario précise qu’il est « en morceaux », posé « au pied de la Croix, au pied d’un autre Christ » - plan qui n’apparaît pas dans le film réalisé. Ce Christ en morceaux renvoie au morcellement de l’évocation de Calcutta, à l’impossibilité d’une linéarité de l’intrigue, tout autant qu’il suggère la mise à mal du pécheur et du rachat des péchés et l’on remarque à ce propos que l’homme erre aussi entre des barques de pécheur. L’image de l’homme ivre, allongé sur la plage, comme échoué, et les bras en croix, serait peut-être une transposition de ce Christ, à propos duquel l’homme écrit, dans le scénario : « Christ ivre mort ». Dans tous les cas, ce « Christ ivre mort » relève d’une vision pas très catholique…

 

C’est que, comme le répète Duras, l’alcool a à voir avec Dieu, affirmation largement étayée dans les entretiens qu’elle accorde à Jérôme Beaujour dans La Vie matérielle : « On manque d’un dieu. […] L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférence à l’endroit de votre douleur. » En effet, « l’alcool ne crée rien qui demeure. C’est le vent. Comme les paroles » affirme l’écrivain. Dès lors, l’homme ivre du court-métrage en reste à une « poursuite du vent », dont le papier ne garde aucune trace. 

Cette poursuite du vent à travers laquelle se donne à voir la Vanité de l’homme et de son existence prend aussi la forme de l’insecte qui, précisément, se noie dans l’alcool dans un plan du court-métrage, rejouant la nouvelle de Katherine Mansfield, The Fly. En définitive, le papier ne donne à voir que des pattes de mouche… Le court-métrage met donc en jeu des motifs propres à l’œuvre durassienne, et en particulier le lien que l’auteur établit entre l’écriture et les Ecritures, l’écriture rejouant toujours un gai désespoir, inséparable de la Shoah, et cela à travers un détail qui semble insignifiant : une mouche ! Ainsi, le scénario comporte une scène non tournée, dans laquelle l’agonie d’une mouche est étroitement liée à la création littéraire, ou à sa difficulté. En effet, Marguerite Duras écrit dans Nuit noire, Calcutta :

 

La plume tremble énormément dans sa main. Il la repose sans écrire. Il boit. Il attend, n’écrit rien. Il y a un papillon ou une mouche dans l’abat-jour, qui grésille, en proie à l’agonie. L’homme appelle le chat et lui attrape l’insecte qui agonise. Le chat le mange, l’avale, on le voit de très près. L’homme alors le chasse violemment. Il boit. Il reprend la plume.

 

 Or, cette scène de l’agonie de la mouche est présente dans Aurélia Steiner - on y retrouve le bureau et la lampe où vient mourir l’insecte - pour ce qui est des textes de fiction, et elle est aussi évoquée dans deux entretiens télévisuels de l’écrivain : Les Lieux de Marguerite Duras (1976) et Ecrire (1992). On sait que, dans Aurélia Steiner, la mouche convoque la reine de Samarie, et la mère d’Aurélia, morte dans un camp de concentration. Elle représente à elle seule le massacre perpétré à l’encontre des juifs, tout en mettant en évidence le lien entre écriture et mort. Si le scénario écrit par Duras s’ouvre sur la scène d’un verre plein qu’une main saisit et repose vidé, puis de nouveau plein et dans lequel un insecte tombe et agonise, cette scène se retrouve dans le court-métrage en gros plan, déplacée au centre du film. Par le jeu du déplacement, du montage et du gros plan, l’image filmique fait de ce qui était marginal un élément-clé, un élément central, tout comme il rejoue les symboles traditionnels de la vanité. Vanité des vanités que cette nuit noire… 

 

Consumation et consommation de la réflexion, elle fait de l’alcoolisme et du jeu de contrastes qu’il implique le révélateur d’un désespoir, aux sources vives d’une écriture qui nous donne une leçon de ténèbres – une écriture « en avance sur le silence », qui, pour reprendre les mots de Duras à propos des peintures d’Aki Kuroda : « n’éclaire pas ce qui ne peut pas être éclairé, ce qui ne prend pas la lumière, ce qui ne peut pas la retenir. » (« Les Ténèbres d’Aki Kuroda », Outside). 

 

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NUIT NOIRE CALCUTTA  Une traversée de la nuit ? conférence de Sylvie LOIGNON  - Maître de conférence en Littérature française - aux Rencontres de Duras 2010 organisées par l'Association Marguerite Duras.

 

NUIT NOIRE CALCUTTA Une traversée de la nuit ?
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Sylvie Loignon

ancienne élève de l'ENS Fontenay/Saint-Cloud

Agrégèe de Lettres Modernes

Docteur ès lettres (langue et littérature françaises)

Maître de conférences en littérature française (9è section CNU)

Thématique de recherche : La littérature contemporaine - L'autre texte : la relation entre texte et image (peinture, photographie, cinéma) ; le corps et le texte - Le genre (au double sens de différences sexuelles et de genre littéraire) - Le romanesque - L'intertextualité et la réécriture .

Publications:

Marguerite Duras  Paris, L'harmattan, coll."Pour comprendre" 2003

Le regard dans l'oeuvre de Marguerite Duras, Circulez, y a rien à voir ! , L'harmattan, coll. "Critique littéraire" 2001

Marguerite Duras : paradoxes de l'image  co-édition avec Bernard Alazet du n° 3 de La revue des lettres modernes, série Marguerite Duras, Minard.

Contributions :

à la bibliographie critique Les Ecrits de Marguerite Duras direction Bernard Alazet, Robert Harvey et Hélène Volat, Editions de l'IMEC, coll. "Inventaires" 

et au Dictionnaire des femmes créatrices sous la direction de Antoinette Fouque, Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber, Editions des femmes.

Rédaction de très nombreux articles

dont Une traversée de la nuit? NUIT NOIRE CALCUTTA (court métrage de Marin Karmitz), aux marges du cycle indien" in Marguerite Duras : marges et transgressions, textes réunis par Anne Cousseau et Dominique Denès, Nancy, PUN coll. "Le texte et ses marges"

Communications nombreuses

dans des Colloques nationaux et internationnaux et dans des séminaires ou des journées d'études

Conférence

"India Song, l'air de rien"