ON ÉCRIT TOUJOURS SUR LE CORPS MORT DU MONDE, par Danielle Bajomée
Marguerite Duras, L’Été 80
L’Été 80 a d’abord été une suite d’articles publiés, semaine après semaine, dans le journal Libération, à la demandede Serge July : sa rédaction répondait donc initialement à une sollicitation extérieure, à une commande. Laissé en l’état, l’ensemble apparaît comme un texte hybride, au régime indécidable, sans principe de centralité, qui décloisonne et entrecroise les catégories, brouillant les registres convenus. Ce n’est pas un roman, pas du journalisme1, pas tout à fait de la littérature, mais tout cela à la fois, dans une manière particulière de nouer actualité et fantasmes. « Ecrire ce n’est pas raconter des histoires», disait Duras, «c’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire2. » Duras et July se connaissent bien : ils ont souvent milité côte à côte. Duras vient, à ce moment de sa vie, de produire surtout des films « pauvres », comme Le Navire Night, Les Mains négatives, Césarée et Aurélia Steiner, loin du succès d’estime d’India Song et du triomphe mondial que fut Hiroshima mon amour en 1960. Elle a, pendant dix ans, donné des entretiens, une pièce de théâtre, L’Eden cinéma, mais elle a, en quelque sorte, perdu le goût d’écrire. Depuis quelques mois, elle a rechuté, selon ses dires, dans l’alcool et a pris trop d’antidépresseurs : deux mois d’hôpital. Serge Daney sait que de nouveaux projets vont l’aider : il lui offre, au printemps 1980, d’être la rédactrice d’un n° spécial des Cahiers du cinéma. C’est au même mobile amical que répond July en proposant à Marguerite une sorte de « corvée d’écriture ». Dans la préface à L’Été 80, Duras s’en explique : « Il m’a dit que ce qu’il souhaitait, c’était une chronique qui ne traiterait pas de l’actualité politique ou autre, mais d’une sorte d’actualité parallèle à celle-ci, d’événements qui m’auraient intéressée et qui n’auraient pas forcément été retenus par l’information d’usage. » (p.7).
Duras va donc parler en son nom (en « je »), des événements mondiaux de cet été-là, du mauvais temps qui fait fuir les touristes, et affabule la possible histoire d’amour – impossible - entre une monitrice de colonie de vacances et un enfant singulier. Cette hétérogénéité textuelle, voulue et ostentatoire, va ainsi faire coexister, dans une sorte d’espace partagé, le temps de l’actualité médiatisée, le temps du rêve, et la description sociologique (petite société des bains de mer accablée par les intempéries), sans vrai compartimentage3. Sans connexion marquée, avec parfois même des passages brusques d’un niveau du texte à l’autre (peu de raccords), Duras va conjoindre le général, l’intime et le cosmique, dans une énorme parataxe, faisant s’opérer des glissements, inventant un continu, construisant un agencement périlleux, analogue au montage de cinéma.
Le livre respecte la sérialité imposée par Serge July, dans un découpage par chapitres, chacun d’entre eux correspondant à une semaine. Et, s’il est clair qu’il n’y a pas vraiment clivage entre vision politique et hallucination d’une histoire d’amour (les deux pôles thématiques du présent volume), qu’existe aussi tout un réseau complexe de reprises, de citations et d’allusions (à Proust surtout et à Musil4), nous ne nous trouvons pas devant un simple agrégat : l’étonnante porosité discursive qui fait rapporter tout selon des modulations affectives (histoire collective, comme histoire personnelle) fait s’entremêler deux plans du « vécu-ressenti », inextricablement liés. Ensemble et séparés à la fois, non absolument complémentaires, mais suggérant une forme d’écrit en mutation5, où une tristesse plus douce - celle d’un amour naissant , puis « renoncé » - s’ouvrirait aux « emmêlements » historico-politiques du texte, à ses indignations et à son espoir-désespoir politique, sur fond de tempête ou de grand beau temps sur l’Atlantique. A son ami, l’écrivain Jean-Pierre Ceton, Duras confiera : « Aurélia, le Night – pas India Song –, c’est […] des coups de foudre avec l’écriture…Mais c’est vrai que ce n’était pas le labeur de L’Été 80…Le labeur de L’Été 80, c’était effrayant…Dix semaines d’été…c’était très long, très difficile. C’est ça que j’appelle le labeur. C’est un labeur que j’adore aussi. Qui me tue et que j’adore6. ». En quelque sorte, son vagabondage mental, loin de la cartographie des genres établis, fait inventer à l’écrivain une forme hors système qui accueillera son expérience vive, ce qu’elle nomme son « égarement dans le réel7 » de cet été-là8.
Autour de l’enfant tournoie le monde, ce jour ici tout entier contenu dans ses yeux.
Cet été-là, précisément, Duras se sent abandonnée, finie, « corps fermé à tout jamais. Au rebut. Vieille poupée défigurée par l’alcool. Elle n’inspire plus le désir9 », mais elle veut vivre encore - ou, à défaut - faire vivre encore une histoire d’amour : « […] garder en soi la place d’une attente, on ne sait jamais, de l’attente d’un amour sans encore personne peut-être, mais de cela et seulement de cela, de l’amour », dira le personnage d’Emily L., exprimant une sorte de principe existentiel de son auteur10. Duras se met donc à fantasmer un « ravissement », selon les structures habituelles de son imaginaire amoureux.
Dehors, outside, comme elle aime à le dire, Trouville, et un été noyé de pluie11, qui lui font écrire quelques remarques peu amènes – d’une sociologie sauvage - à propos des vacanciers pique-niquant dans des abris Decaux et garant leur voiture sans égards pour les piétons. Dans cet appartement beaucoup aimé, beaucoup photographié et filmé, des Roches Noires12, Duras est comme retranchée du temps et du monde13 et, depuis son enfermement, elle scrute l’espace, ouvert, là, sous ses yeux. Elle s’agrippe à ses perceptions, comme souvent, et regarde, contemple, se saisit du spectacle de la plage comme du fond duquel s’arrache une figure : un enfant maigre, mobile, mystérieux, aux yeux « incommensurablement gris ». Une idée d’enfant, la perfection d’un Tadzio très jeune, passé de Mort à Venise à cette plage française : « Maigre, oui. On voit clairement son corps, il est trop grand, il est comme en verre, on voit déjà ce que cela va devenir, la perfection des proportions, des charnières, des longueurs musculaires, la miraculeuse fragilité de tous les relais, les pliures du cou, des jambes, des mains, et puis la tête portée comme une émergence mathématique, un phare, l’aboutissement d’une fleur. » (p.21). Dans le tapage de ces vacances pluvieuses et venteuses (« ils [les enfants de la colo] arrivent en criant, ils traversent la pluie, ils courent le long de la mer, ils hurlent de joie […] ») (p.9), l’écrivain choisit cet enfant, car il ne chante pas, il se tait, il pleure doucement et ne joue pas. Sa finesse, son âge (6 ou 7 ans) et sa profonde différence lui font alors imaginer des scénographies inédites et un attachement fou - et réciproque - pour une jeune monitrice de 18 ans… Attrait du silence14, nécessité d’inventer15 une fable douce et douloureuse, une histoire sentimentale qui jouerait comme garde-fou à l’ennui, comme apaisement provisoire dans le tumulte des parasols et des illusions brisées.
Focalisée sur cet enfant « idéal » et mutique, son attention reste suspendue au rituel immuable qui consiste, pour ce dernier, à « passer sur le chemin des planches », dans des déplacements répétitifs, ressassés comme une chorégraphie, racontés selon des scansions rythmiques. L’auteur ne peut sans doute entendre ce que disent ces personnages (qu’elle hallucine comme amoureux) auxquels elle ne donnera pas de nom16, mais elle vit les choses - et les fait vivre - à l’état de discours, accentuant le primat de la parole (associée ici à une posture « visionnaire ») par l’évocation des chants des enfants de « la colo » et par les « histoires » que la jeune monitrice réserve à l’enfant17. L’oralité est très marquée, renforcée encore par des interventions d’auteur18 et par l’utilisation de déictiques. Le texte se fait lyrique et narratif à la fois, relatant des épisodes supposés de l’amour qui s’installe, jouant stylistiquement sur l’incantation : « Je les vois bien. Je vois le gris des yeux de l’enfant remplis des cristaux du regard, leur brillance humide, leur chair, je vois le gris profond et uni de la mer, je vois la forme de leur corps […]. » (p.93).
Dans son récit, Duras fait varier l’échelle des plans, comme au cinéma, et mime une vision non statique qui rend compte du « bougé » d’une durée. Pour ne prendre que cet exemple, le glissement de l’aspect inaccompli du verbe à l’aspect accompli19 (« Il passe. Il est passé. ») rend le temps visible, en le dilatant, en recréant des phrases-images, dans une littérature-cinéma. De même que la distribution de la parole ou l’insistance à la confier totalement à un seul locuteur-récitant (« — Il dit… — Elle dit… »20) fait songer au théâtre, au scénario ou à une sorte d’oratorio.
L’obsession croissante de cette figure du petit garçon, toujours nommé « l’enfant », arrête ou suspend la sensation du vide de la vie dans la fabrication de cette image sublime, sacrée, ou à tout le moins poétisée21 : « Autour de l’enfant tournoie le monde, ce jour ici tout entier contenudans ses yeux. »(p.48) Se crée aussi tout un jeu d’analogies entre la décoloration de la plage et de la mer, le nom du port d’Antifer et les yeux22 hallucinés comme gris, couleur de cendre23, au chromatisme un peu crépusculaire, du petit24.
La mise en scène (ou la pure affabulation) des paroles de la monitrice fait entendre des propos qu’un enfant ne peut comprendre : « Elle a dit qu’elle préférait qu’il en soit ainsi entre elle et lui, elle a dit : que ce soit tout à fait impossible, elle a dit : que ce soit tout à fait désespéré. Elle a dit que s’il avait été grand leur histoire les aurait quittés, qu’elle ne pouvait même pas imaginer une telle chose et qu’elle préférait que cette histoire en reste là où elle en était, pour toujours, dans cette douleur-là, dans ce désir-là, dans le tourment invivable de ce désir-là, même si cela pouvait porter à se donner la mort. » (p.85). Ils sont la rumeur intime et tragique qu’imprime depuis toujours Duras à l’amour, et qui s’adresse sans doute à celui qui est là, à ses côtés, à partir de la chronique 7, et à qui le livre est dédié, Yann Andréa25 : « Vous qui connaissez l’histoire, vous sans qui je ne dirais rien […].Vous me regardez les voir. Comme eux nous sommes séparés. » (p.92-93).
Cette dimension d’impossible, lisible dans les œuvres antérieures (La Musica, Hiroshima mon amour, Le Navire Night, Aurélia Steiner) et dans celles qui suivront aussitôt (La Maladie de la mort, Agatha, etc.) hante avec force cette curieuse narration, où des couples jumeaux souffrent (couple de la narratrice et du « vous » auquel elle s’adresse / couple de la monitrice et de l’enfant26).
La maladie de la douleur
L’Été 80 ouvre donc à ce temps vertigineux : celui de cette séparation crucifiante, voulue par la jeune monitrice, cette séparation qui crée, à la fin des vacances, une distance incalculable, un éloignement si déchirant qu’il en devient innommable. « Elle a dit qu’elle souhaitait aussi que rien d’autre n’arrive entre eux lorsqu’ils se reverraient dans douze ans ici près de la mer, rien d’autre que cette douleur-là, encore, de maintenant, si terrible qu’elle soit, si terrible qu’elle serait, car elle le serait, et qu’il faudrait qu’ils la vivent ainsi, écrasante, terrifiante, définitive. Elle a dit qu’elle souhaitait qu’il en soit ainsi jusqu’à leur mort. » (p. 85)
On aura reconnu là un des leitmotivs les plus puissants de l’œuvre : en effet, le modèle fondateur de la relation amoureuse semble lié, chez Duras, à des formes passionnelles extrêmes : aimer à en mourir27 ou - autre radicalité - renoncer à l’amour, c’est-à-dire mettre en jeu tous les impossibles afin de garder, consciemment ou non, l’intensité de l’embrasement bouleversant où l’on se dépersonnalise et touche à l’infigurable. Dès Les Petits Chevaux de Tarquinia, Duras écrivait : « tout amour vécu est une dégradation de l’amour28 », manifestant, par là, que la majorité de ses créatures est « amoureuse de l’amour même », à l’instar de la Française d’Hiroshima mon amour29. Avec elle, l’idée d’amour excède toujours le possible amour ou, comme l’écrit Dominique Noguez, il s’agit de « l’amour au-delà de l’amour 30 ».Si Georges Bataille, que l’auteur aimait tant, distinguait l’érotisme des corps, l’érotisme des cœurs et l’érotisme sacré, pour Duras, c’est tout un, la passion devenant manifestation de l’infini en nous. Sa réappropriation du sentimentalisme apparent et mélodramatique des « histoires de quatre sous » est transfiguration de celles-ci, car la passion, au sens où elle l’entend, est violence et exaltation néantisante. En ce sens, la jeune monitrice qui tremble d’amour devant l’enfant rejoint la longue cohorte durassienne des personnages « exténués d’amour », atteints mortellement par la violence du désir. Qui entrent dans l’éternité de la passion, en adorant follement un disparu31ou un rendu-disparu par l’absence32, en renonçant - presque toujours - à un amour pour se consumer longuement dans la séparation33. « Elle le prend dans ses bras et embrasse très fort ses cheveux, respire de toutes ses forces le parfum du corps de l’enfant. Elle a un sanglot, desserre ses bras de l’enfant, attend que l’émotion la quitte, et l’enfant attend avec elle que cesse cette émotion. C’est fait, elle a retiré ses bras et ses lèvres du corps de l’enfant. Il y a des larmes dans ses yeux […] 34» (p.32). Tout unsensible non verbalisable se traduit là dans le frémissement d’une pulsion-émotion, sorte de détresse sans possible consolation.
On pleure ici, non sa tristesse, mais la tristesse, sans psychologisme; on pleure le temps du mal–être, car les personnages favoris de Duras sont, comme Anne-Marie Stretter, « instruits de la douleur 35 » et structurés par celle-ci : « [la souffrance] ne nous édifie pas, écrit Michel de Certeau, elle nous sculpte [..]. La souffrance est la manière dont quelqu’un ou quelque chose d’autre se fait place dans notre vie [...]. Le malheur est le mode par lequel l’autre se grave en nous36. » Ainsi, l’enfant qui souffre, ne comprend pas : « [il] voit qu’il est au-dessus de ses forces de comprendre cela, il la regarde, il voit que l’amour peut donc se dire inversement à sa puissance, se retirer de lui-même et se taire plus violemment qu’il ne dirait. » (p.97-98)
S’il y a quelque scandale à se séparer en aimant37, à aimer sans l’autre 38, c’est qu’il y va aussi de l’aspiration à respirer plus haut, à sortir de soi (« Je vous aime jusqu’à ne plus voir, ne plus entendre, mourir », disait déjà l’un des personnages d’India Song39) et entrer dans une sorte de contact avec le vide, que l’on peut référer à l’attitude mystique, telle que la définissait Michel de Certeau 40, ou à cette perte métaphysique dont parle le philosophe Dionys Mascolo : « L’amour ne prend corps que sur les ruines de la transcendance et grâce à elle. […] Rien dans le monde n’existe qui puisse satisfaire en quiconque le besoin qu’il a d’aimer41. »
Est-il besoin de rabattre cette tentation de l’infini, toujours tragique42, sur du psychologique ? Il s’agit peut-être, selon les termes de Stéphane Patrice, « d’une littérature morbide, où la jouissance se sublime dans une rhétorique de la douleur 43 ». Mais on peut, tout aussi bien,
adhérer à ce que révèle cet éblouissement de pureté, cette obsession tenace de l’amour sublime et sublimé à la fois, alors que l’époque promeut, tout à l’inverse, le plaisir ou le jouir.
Il y a une chose que je sais faire, c’est regarder la mer
Dans ce lieu très « habité », dans cet espace clos de l’appartement de Trouville, qu’elle ne quitte guère, sorte de Navire Night tout à sa disposition, Duras fait donc exister le monde en le décentrant, en le fixant sur une histoire qui naît, se repaît de chagrin, et finit. Elle densifie, de même, l’espace ouvert de la plage en le décrivant sans cesse dans sa splendeur « naturelle », dans son intense beauté ; chaleur du vent tiède, blancheur du soleil et douceur des nuits se disputant tout un univers sensible hanté de réminiscences baudelairiennes : « La nuit était sonore et creusée par l’absence des regards sur son obscure splendeur. On entendait comme son grain, son pas. J’étais là pour cela, pour voir ce que les autres ignoreraient toujours, cette nuit entre les nuits, celle-ci comme une autre, morne comme l’éternité, à elle seule l’invivable du monde. » (p.67).
Mais Duras se mue le plus souvent en spectatrice de la sauvagerie quasi-destructrice de l’océan, parle du déchaînement des forces négatives qu’il recèle, dans une violence dont on sait qu’elle est une notion cardinale de sa Weltanschauung : « La mer est blanche, folle de folie, de chaos, elle se débat dans une nuit continue. Elle monte à l’assaut des môles, des falaises d’argile, elle arrache, éventre les blockhaus, les sables, folle, vous voyez, folle. On ferme les issues des maisons, on rentre les voiliers, on ferme, elle emporte, ramène, amasse, on dort sur sa litière, le tonnerre de ses fonds, ses cris, la longue plainte de sa démence44. » (p.91). L’agencement du texte, qui inscrit les événements (climatiques) émerveillants ou désastreux en termes de début ou de fin du monde, semble recréer, à force d’hyperboles, d’oxymores, de phrases rapides, des images inaugurales ou, à l’inverse, apocalyptiques, toujours excessives… et excessivement belles, comme cette mer toujours recommencée, « devenir matériel, sans issue, sans fin45. »(p.89). Au-delà de la phobie enfantine de la noyade46, c’est surtout la rêverie d’anéantissement romantique à deux que l’océan fait surgir et circuler, de L’Homme sans qualités, que l’écrivain lit ces semaines-là, à la fiction d’amour qu’elle invente, à mesure, entre la jeune monitrice et l’enfant de la plage qui « avancent dans la mer comme pour mourir ensemble, loin. » (p.47).
Duras crée, en outre, une dérive, une désorientation, en faisant entrer Trouville en résonance et en écho avec l’Indochine, son passé colonial d’enfance réinvestissant le présent de la femme âgée qu’elle est devenue : « Entre eux et nous, c’est la baie de la Seine, il y a beaucoup de bateaux de pêche, on entend le bruit des moteurs et celui de l’eau remuée, les rires et les appels des pêcheurs du Gange. »(p. 35). J’ajouterais que la plage devient mythique, agrandie, par la puissance de la poésie, à la dimension du cosmique : « Ils marchent le long de la blancheur dans le soleil blanc qui de temps en temps s’engouffre dans les trous du ciel noir. […] Ils marchent le long des pluies et des territoires ensoleillés, ils marchent et je les regarde […]. » (p.92-93).
Les quelques citations déjà proposées suffisent à manifester que la non-différenciation auteur-narrateur-personnage - au profit de la seule instance énonciatrice - transforme l’écriture de fiction en écriture de diction 47, et ce, non seulement par la délinéarisation du récit coupé par d’abondants dialogues, mais par la mise en scène continuelle aussi, par Duras, de sa position de conteuse, de récitante, de parleuse omnisciente. Le livre s’offre, en effet, et d’emblée, comme espace du phatique, de la profération, de la présence parlante. On ne peut en douter, l’écrivain donne à lire une voix dont elle transcrit le rythme, une voix hantée jusqu’à la déraison par le voir, de sorte que l’énonciation ressemble à une annonciation, et que le voir devient dépassement d’un visible envahi par le visionnaire. Le vu ou le perçu, la vocalisation insistante, la répétition infinie de « je vois48 » finissent par avoir valeur performative (je vois, donc cela est ; je vois, donc cela existe, je le fais exister).
La survalorisation et la sur-utilisation des termes liés au regard autorisent, de façon inédite, à mieux voir encore, si les paupières sont fermées49, aux fins de s’installer en soi dans une contemplation tout intérieure, qui immobilise et éternise, loin du réel visible, de l’inlassable déferlement des images. Duras se fait ainsi, à la chronique 10, voix aveugle qui supplie l’autre ( l’ami à ses côtés), de parler de ce qu’il voit ; elle lui demande d’inventer, de mentir, de parler. De ne pas limiter son regard au cadre de la fenêtre, de ne pas se détourner, de voir, de continuer à voir encore, de raconter. Après avoir « vu » sans pouvoir entendre, elle écoute maintenant sans voir, l’ « histoire mentie » relatée par son compagnon devenant lieu de rencontre entre la narratrice et celui-ci, leur être-ensemble. Ou plutôt leur raconter-ensemble, puisque l’ami soumet son propre récit au fantasme - voulu douloureux - de l’écrivain, dans une sorte d’étrange ventriloquie : il raconte-invente la fin de l’histoire d’amour entre l’enfant et la jeune fille selon un canevas éprouvé, celui de l’amour impossible, tel que l’a déjà écrit Duras, sans discontinuer, depuis ses premiers textes. Comme l’écrit Bernard Alazet, « l’événement narratif - parce qu’il est chez Duras moins vécu ‘qu’entendu dire’ - se creuse d’une ‘ombre interne’ [...]50. »
Je crois qu’il n’y a rien de plus pessimiste que Gdansk. Sauf cet amour que j’ai pour vous
En 1980, Duras est une « figure » de la littérature française et du cinéma expérimental, on sait qu’elle est – ou a été - résistante, communiste, anti-colonialiste, féministe ; bref, qu’elle est une « intellectuelle de gauche »51: ses interventions ponctuelles dans la sphère publique (comme militante de base du PCF qui vendait naguère L’Huma dans la rue, sa participation à des manifs, à des cellules écrivains-étudiants en 196852, etc.) et sa proximité avec Blanchot, Mascolo, Edgar Morin, Elio Vittorini, Foucault, sont bien établies. En 1969, elle déclarera : « Personne n’est une révolutionnaire née, mais j’espère être communiste53. » Mais cet enthousiasme qui l’a fait adhérer, après guerre, au PCF avec son mari, Robert Antelme, et son ami, Dionys Mascolo, a fait place, progressivement, à des prises de position abruptes, au tranchant aigu, qui se manifesteront dans ses films d’après 1968 (Détruire, dit-elle ; Le Camion) et surtout dans des articles emportés, dans des déclarations où elle parle de ses déceptions de « femme engagée ». L’effondrement des perspectives révolutionnaires, les révoltes matées dans le sang de Berlin-Est, de Budapest et de Prague, ajoutés à son indocilité, à son esprit d’insurrection, l’ont menée, dans les années septante, à un pessimisme politique d’une ampleur excessive : elle déclarera qu’elle se trouve dans un « désespoir politique immense54 » et conteste désormais l’hégémonie des partis, leur dogmatisme enfermant, leur pouvoir écrasant.
En 1980, son dés-investissement, son découragement, sa dé-croyance, vécus dans la souffrance, rejoignent une sorte de négativité qui signe la faillite de l’utopie même et qui s’adosse, sans doute aucun, à la pensée de ses amis de toujours, Blanchot, qui parle d’une « communauté du refus », dans Pour l’amitié55, et Mascolo, de « refus inconditionnel », dans son essai A la recherche d’un communisme de pensée. Duras déclarera à Xavière Gauthier, en 1974 : « Je rêve d’un programme politique entièrement négatif, comme ça56. »
Remplace alors son ancienne « foi » (le terme est d’elle), le besoin, grâce à ses textes, de continuer d’agir sur le « hors-texte », qu’elle nomme aussi « le monde extérieur », notamment par un activisme journalistique exercé dès les années 5057, lieu de subjectivation d’une vraie expression politique, tantôt de compassion sociale, tantôt d’indignation agressive58, tantôt encore de revendication permanente d’un gauchisme idéal : « Être de gauche, c’est être sans chef. […]. C’est ce désenchantement fabuleux dont je dis plus haut qu’il nous a rapprochés de Dieu. C’est avoir traîné derrière soi une contrée de désespoir. C’est ça, un savoir sur le désespoir59. » Si elle vomit le socialisme étatisé et institutionnel, subsiste cependant, mais de manière discontinue, l’une ou l’autre trace d’analyse marxiste: « Je crois maintenant que le problème majeur de l’humanité, le problème des classes, est un problème insoluble mais que tout en le sachant, c’est le seul qu’il faille retenir60. »
Pendant ce crucial été 80, ses chroniques portent la trace, parfois brève, de ce qu’elle entend à la télévision : sorte de bric-à-brac du malheur, liste infinie des tragédies du moment, Jeux olympiques de Moscou, attentats de Bologne, mort du Shah d’Iran et famine s’abattant sur l’Ouganda. Des noms propres61 sont cités dans une sorte d’annuaire de l’absurde : Schleyer, Brejnev, Bokassa, Marchais, Anouar El Sadate, Mussolini, Hitler…62. Le tout parfois à peine commenté, si ce n’est par le fait qu’elle n’en pense rien : « Bologne, oui ; Bologne, je crois qu’il n’y a rien à dire. Que l’attentat soit de gauche ou de droite, cela m’est totalement indifférent. Un ami m’écrit que les extrémistes de gauche [...]. C’est possible. Cela m’indiffère. Je vois que ce sont les mêmes gens qui accomplissent ces crimes, qu’ils ont tous pareillement au départ ce goût profond, inaltérable, de tuer.» (p.48-49) et d’expliquer ensuite qu’il y a, selon son expression, des « arrière-mondes politiques » (corruption, réseaux, police passive) qui signent notre impuissance: « C’est peine perdue », dit-elle (p.49).
Vers le 15 août, soit à la chronique 5, son esprit de révolte s’allume – tardivement - à rêver ce qui advient dans les chantiers de Gdansk : « Tout d’abord, apparemment, rien de nouveau n’est arrivé ces jours-ci, rien que le passage du temps, le meurtre, et la faim, et l’Iran, l’Afghanistan, et puis, peu à peu un événement nouveau émerge de la durée des jours, il a lieu au plus loin de nous, très loin, en Pologne, c’est la grève calme des ouvriers du chantier naval de Gdansk.»(p.53). Duras s’exalte, s’angoisse, veut s’informer et comprend qu’elle est dans une forme d’apesanteur: « je suis seule […]. Les gens ne savent plus voir le bonheur qu’est Gdansk parce qu’il est de nature révolutionnaire et que la pensée révolutionnaire a quitté les gens63.»(p.60). Mouvement aussitôt recouvert par des préoccupations plus personnelles (le destin de l’enfant de la plage, la présence d’un homme aimé) et contredit par le sentiment qu’aucune sortie de l’Histoire n’est possible, mais que « Gdansk est déjà dans l’avenir. Et même si elle échoue et qu’on la massacre et que coule son sang, elle aura eu lieu, elle est indéfaisable, monolithique. [...] L’exigence de Gdansk se trouve être dans une telle coïncidence avec l’exigence fondamentale de l’homme qu’elle en redonne comme un nouveau savoir mais, de même qu’elle, celui-ci est indéfinissable, et clair. » (p.73). Oxymore que Duras tente d’expliciter en feignant de jouer, seule, pendant plusieurs pages, à des questions-réponses aux ouvriers polonais, réponses qui mettent à mal le socialisme « institutionnel ». Sans doute, pour un bref moment, Gdansk aura-t-il recréé les conditions de la revenue de l’espoir, comme en atteste cet accès de lyrisme : « Regardez cet éclatement de l’esprit face à la mort généralisée du prolétariat, à son assassinat, comme elle nous est proche [...]. Elle est telle un phare qui éclairerait la grande décharge nauséabonde du socialisme européen […]. On ne peut connaître le bonheur de Gdansk que dans un seul lieu, celui qui n’est pas contaminé par le pouvoir. » (p.64-65). Mais le réel de la fin de ces grèves est déjà là, l’utopie a vécu : « On ne sait pas pourquoi, tout à coup, il y a eu cette lumière sur la mer du Nord. Elle s’est produite au centre de l’obscurité, vous vous souvenez ? L’espoir ? Non, non. Je crois qu’il n’y a rien de plus pessimiste que Gdansk. Sauf cet amour que j’ai pour vous et dont je sais qu’il est illusoire et qu’à travers l’apparente préférence que je vous porte je n’aime rien que l’amour même non démantelé par le choix de notre histoire. » (p.88).
Trois années plus tôt, avec le film et le livre Le Camion, elle avait relaté sans doute le plus précisément son trajet64 et son rejet du PCF, accusé d’avoir voulu empêcher toute révolution, d’avoir étouffé mai 68, et de pactiser avec le patronat. « Je ne crois plus à la seule solution révolutionnaire marxiste en tant qu’elle se présente comme la seule solution […]. Je crois à l’utopie politique, c’est-à-dire je crois profondément au mouvement d’Allende, qui est, depuis 17, peut-être la chose la plus importante qui soit arrivée, avec les premiers moments, les premières années de Cuba. C’est l’utopie qui fait avancer les idées de gauche, même si elle échoue65. » Désengagée d’une idéologie qui s’est embourbée dans des tyrannies nouvelles, elle avouait publiquement, pour la première fois de manière aussi crue, aussi nette, son anti-communisme : « Ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de l’espoir socialiste. De l’espoir capitaliste. Plus la peine de nous faire celui d’une justice à venir, sociale, fiscale ou autre. Celle du travail. Du mérite. […] Plus la peine de nous faire le cinéma de la peur. De la révolution. De la dictature du prolétariat. De la liberté. De vos épouvantails. De l’amour. Plus la peine. […] On croit plus rien. On croit. Joie : on croit : plus rien66. ». Elle ajoutait, dans ses commentaires : « Pour moi, maintenant, appartenir à un groupe politique, c’est l’équivalent d’une névrose67. ». L’Été 80 est encore, on le constate, tout bruissant des propos de la dame du Camion et de celle qui commentait sa singularité, l’écrivain Duras.
La relation étroite qu’elle a nouée déjà entre l’Histoire et les fictions qu’elle a créées, n’est pas moins intéressante à observer, puisqu’elle n’a cessé d’impliquer ses personnages dans les grands moments tourmentés de ce siècle : Hiroshima, Auschwitz, la lèpre et la faim du Tiers Monde et ce, avec une atroce lucidité devant le réel atterrant. Stéphane Patrice propose de tenir son tiers-mondisme pour tardif et « son engagement aux côtés des hors-classes » pour un truisme68, mais la puissance du dire et de l’écrire est, chez Duras, d’une telle justesse qu’il est malaisé de ne pas consentir à sa vision qui ne garde du siècle « que le sentiment du pire69», surtout lorsque le désespoir de l’écrivain prend la forme de fulgurances inspirées70 ou d’une esthétisation théâtralisée du souvenir de l’horreur.
Déconcertante Duras…l’amie de Mitterrand, celle qui parle de son enfance ravagée, la femme aux diamants à chaque doigt, aux trois maisons (Neauphle-le-Château, la rue Saint-Benoît et Trouville) est aussi celle de l’empathie émotive : « La faim encore une fois s’est abattue sur l’Afrique, cette fois sur l’Ouganda. La télévision a montré des images de l’Ouganda […]. Certes, ceux-ci [les Ougandais] sont très éloignés déjà dans le voyage de la faim mais nous les reconnaissons encore, nous avons l’expérience de ces données, nous avons vu le Vietnam, les camps nazis, je l’ai regardée dans ma chambre à Paris pendant dix-sept jours d’agonie71. » (p.43-44). Elle incarne aussi la radicalité de l’esprit de résistance72, tandis que sa sensibilité extrême la rend, semble-t-il, perméable à toutes les formes d’inégalité (psychologiques ou sociales) vécues dans la douleur. Elle déclarera d’ailleurs : « […] je ne pense rien en général, de rien, sauf de l’injustice sociale73. » En ce sens, on peut dans doute avancer que Duras livre, à côté d’une pensée politique de plus en plus sombre, des opinions et des émotions qui en tiennent parfois lieu. Comme si elle se situait désormais dans un temps pré- ou post-politique.
Sur ce point, les conclusions du livre de Stéphane Patrice sont assez convaincantes : « Ce n’est [...] ni du « manque » ni du « vide » que naît cette écriture [...], mais d’un trop-plein de l’Histoire politique et d’une incapacité à pouvoir - ou savoir - la lire74. » Une démystification globale est à l’œuvre, qui n’épargnera plus rien. A Claire Devarrieux qui l’interviewe en octobre 1981, soit six mois après l’élection de son ami François Mitterrand, Duras dira : « Je préfère un vide, un vrai vide, à cette espèce de ramassis, de poubelles géantes, de toute l’idéologie du XXe siècle. Je préfère une absence d’État, un manque de pouvoir, à ces propositions complètement trichées, fausses, mensongères, d’une possibilité d’Etat démocratique, d’une voie socialiste alors que tout depuis cinquante ans contredit cette possibilité75. »
Il n’y a pas d’histoire en dehors de l’amour
Il ne faudrait pas imaginer qu’à la volonté de faire l’Histoire, d’en être un acteur, aurait succédé une sorte de démission, aussitôt comblée par la recherche de la passion. Livres et vie démentent largement cette proposition. Ce qui peut rapprocher les deux motifs est l’évidence criante que nous parcourons ici une écriture qui est, pour reprendre le beau titre de Blanchot, celle du désastre (amoureux) et de la dévastation (politique). Il ne s’agit pas cependant, pour Duras, d’évoquer, une fois encore, une douleur personnelle en la faisant résonner dans un contexte de douleur universelle. Gdansk ne joue pas comme un Hiroshima à l’échelle européenne, et L’Été 80 n’installe pas l’amour dans les lieux de l’horreur afin d’en manifester le tragique commun. Mais, ici encore, la passion semble incontestablement jouer non pas comme remédiation aux déficiences du politique, mais comme dernier discours tenable sur la Perte, discours « en creux », susceptible de maintenir paradoxalement le sujet dans l’orbe du désir : « Il est impossible de rester sans amour aucun, même s’il n’y a plus que les mots, ça se vit toujours76. », déclare l’auteur. Ainsi, l’absence de linéarité suivie, les bifurcations permanentes du texte (ces « bifurs », dirait Leiris) laissent entrevoir que « l’histoire mentie », la fable amoureuse qu’invente la narratrice (en transfigurant la « réalité »), gagne sans cesse sur les autres discours. En effet, chaque fois que la narration s’engage longuement sur du politique ou de la factualité dramatique, la formule « Reste l’enfant » reconduit à ce qui semble l’essentiel.
Nous sommes donc, dans ce texte fractionné, sans repères définitionnels, renvoyés à des espaces hétérogènes – et qui le demeureront - : le référentiel historique, l’amour imaginé, les descriptions picturales des ciels de Normandie (descriptions essentielles, mouvements et chromatismes, formes se faisant et se défaisant) ne coïncident que par à coups. Parfois l’auteur fait ainsi se croiser espace du dehors et espace du dedans, la fureur des flots et du vent réverbérant, par contagion, les affects, les pulsions d’agression ou de demande de mort, pas toujours désamorcées. S’il fait atroce, cet été-là, c’est aussi que la géographie se fait émotionnelle, par analogie. Certes, l’expérience sensible, du monde sensible, accueille, dans une prose étonnamment poétique, des moments de révolte qui criblent de noms propres (ceux des dirigeants d’aujourd’hui et d’hier) le discours, et s’ouvre pareillement au sublime d’un amour inventé qui va devenir pathétique. C’est dans le battement de ces écritures, dans leur entre-deux, dans l’insaisissable de leur confrontation que finissent sans doute par sombrer les innombrables allusions au politique. La simultanéité de la présence de l’Histoire et de son absence, lorsque l’histoire d’amour s’invente et grandit à la mesure de l’infini, autorise sans doute à penser que le mensonge littéraire autour de la passion importe à présent davantage à Duras que l’inscription historique ou idéologique. Comme la dame du Camion, si affolée par la perte de ses espoirs en un avenir meilleur, Duras désigne ici une faille plus intime : « Elle aurait dit tout à coup : il n’y a pas d’histoire en dehors de l’amour77. »
La confusion réel /irréel permet le déplacement de la méchanceté de la mer vers l’exaspération politique, l’une métamorphosant l’autre ; à moins que la douleur politique n’invente la transformation angoissante du lien amoureux, dans une réversibilité qui brouille tous les repères : « Je ne distingue plus votre corps de celui de l’enfant, je ne sais plus rien des différences qui vous unissent et vous séparent [...]. Je ne sais plus rien des différences entre le dehors de l’enfant et le dedans de l’enfant, entre ce qui l’entoure et le porte et ce qui l’en sépare, ce cœur, peut-être, cloîtré dans le corps frêle et chaud […]. Je ne sais plus rien non plus des différences entre Gdansk et Dieu. Plus rien non plus entre ces tombes de l’Est, de la Terre soviétique de la Mort, entre ces poèmes lacérés, enterrés dans la terre d’Ukraine et de Silésie, entre ce silence mortel de la terre afghane et l’insondable malfaisance de ce même Dieu. Rien.»(p.96-97).
La réinvention d’une érotique (fût-elle entachée d’auto-stéréotypie) et d’une pensée politique passe, on le voit, par l’expression renouvelée, de livre en livre, du besoin désespéré d’un impossible. Elle est ressassement de l’échec à l’atteindre totalement, sauf à croire que l’expérience de la privation aiguë en constitue le seuil.
Ce qui unit, par-delà tous les registres, la mer démontée ou éblouissante d’écume, Gdansk et l’histoire d’amour, c’est le sentiment que tout se vit presque au passé, alors même qu’on est au présent. Que s’il y a devenir, c’est un devenir-passé. En effet, quoi qu’on lise, le présent est rongé par un avenir dont on n’attendra rien, puisque l’auteur sait, d’un savoir archaïque, que ce futur est déjà contaminé par le passé. Bref, que le scénario est toujours-déjà écrit. Aussi Gdansk rejoint-il assez rapidement le ça-a-été du souvenir (« je ne dis pas que la réussite ou l’échec de Gdansk m’est indifférent. Je dis que je suis contente que cela ait eu lieu […]78.»(p.61) ; aussi la monitrice semble-t-elle vivre, sur le mode de la future remémoration, le présent qu’elle vit avec l’enfant : « elle lui parle, elle lui dit qu’elle l’aime […], elle lui parle encore, elle lui dit qu’il se souviendra toute sa vie de cette soirée d’été et d’elle79. »(p.36). En ce sens, on pourrait lire la séquence « l’enfant passe, il est passé » comme référant moins au déplacement spatial que temporel : il est passé, il est au passé. Et que dire du mot « été », s’il ne désigne pas une saison ?
Ce devenir-souvenir de la moindre action, du sentiment le plus ténu, rappellesans cesse que tout est mort ou se meurt, ou va mourir (« Gdansk est mortelle, elle est l’enfant aux yeux gris, elle est ça. Comme vous, ça. » (p. 89)) et que l’esprit se brise devant tant de peine, « immobilisé par la maladie de la douleur80 ». Quatre ans plus tard, L’Amant confirmera cet état de spleen et d’identité temporelle vécue comme une non-coïncidence avec soi : « Très vite dans ma vie, il a été trop tard. A dix-huit ans, il était déjà trop tard81. »
Se disent, en effet, nettement, dans ces dix petites chroniques, la certitude de l’irrémédiable, et l’impasse de toute illusion qu’offrirait le futur.82 Ainsi, le verbe « disparaître » semble ici conjugué à tous les temps : « l’enfant avance. Vous dites: il est en train de disparaître. Vous dites : c’est fait. […]. Vous dites : elle ne s’est pas détournée. [...] Que la marée monte. Que le corps a dû disparaître de la plage peu après la venue de la nuit. » (p.102). Dans la chronique 7, Duras aura ces formules saisissantes : « Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé. » (p.67). On peut difficilement souligner avec plus d’éclat le pouvoir érotique et mortifère de la parole dans le grand chantier qu’est celui de l’écriture, reconquise cet été-là.
Ce texte - absolument décisif - dans le retour de Duras au monde « littéraire » se ramifiera et se dépliera en échos démultipliés : l’écrivain reprendra l’histoire d’amour, 12 ans plus tard, dans un roman qui recycle, parfois mot pour mot, le récit de L’Été 80. Qui « judaïse » les personnages jusqu’à faire de l’enfant le rescapé d’une rafle, jusqu’à nommer la monitrice Jeanne Goldberg, et à évoquer la présence de Proust, « cet homme de Cabourg, Juif comme l’écrit, comme l’âme […]83 ». Quant à l’essayiste et romancier Philippe Vilain, « captif amoureux » du livre, il le « prolongera » en en racontant les effets de lecture qui le poussent à se présenter à Trouville, à minuit, en 1990, au rendez-vous donné par la monitrice à l’enfant.84
Quatre ans avant le spectaculaire phénomène d’édition que constituera L’Amant, avec son très inattendu prix Goncourt et ses 450.000 exemplaires vendus en une année, quatre ans avant ce qui deviendra une véritable fétichisation de sa personne, Duras écrivait : « J’aurais pu continuer après L’Été 80. Ne faire que ça. Ce journal de la mer et du temps, celui de la pluie, des marées, du vent […]. Avec devant moi le temps arrêté, la grande barrière du froid, l’hiver polaire. L’Été 80 est devenu maintenant le seul journal de ma vie. Celui de ma perdition près de la mer dans le mauvais été de 1980. »85
Danielle Bajomée
Professeur titulaire à l’Université de Liège
Membre élu de l’Académie de Langue et de littérature françaises de Belgique
1 Il n’est sans doute pas inutile de rappeler l’importante activité de journaliste de l’auteur (en presse écrite, comme dans des réalisations audio-visuelles) : certaines de ses interventions sont reprises dans le volume Outside. Et certains éditos pour L’autre journal de Michel Butel sont en voie de republication. Le journalisme que pratique Duras est toujours subjectif, tendancieux, et revendiqué comme tel. : « Le journalisme ne relève de la littérature que lorsqu’il est exercé de manière passionnelle. Les articles de Cournot font déjà partie d’un livre merveilleux sur le théâtre. », La Vie matérielle, Paris, POL, 1987, p.109.
33 Encore que l’histoire de l’enfant pourra être détachée du volume, par la suite… Et sera enregistrée sous la forme d’une cassette audio intitulée La jeune fille et l’enfant (lue par l’auteur, Paris, Éditions des femmes, 1987).
4 Aux pages 18, 35 et 93, pour Proust (« Que sont les soirées devenues, oisives et lentes de l’été[…], soirées écrites, embaumées dans l’écrit, dorénavant lectures sans fin, sans fond. Albertine, Andrée étaient leurs noms. Qui dansaient devant lui déjà atteint par la mort et qui cependant les regardait […]. » (p.18) ; p.97, pour L’Homme sans qualités, que lit, à ce moment, Duras, parlant de « la brûlure de la lecture du livre ».
5 On constatera que l’auteur considère comme un livre à part entière ses recueils d’articles (comme Outside) ou ses propos dictés (La Vie matérielle), élargissant curieusement ce qu’il est convenu d’appeler le champ littéraire.
6 Ceton (Jean-Pierre), Entretiens avec Marguerite Duras, (France Culture 1980), Paris,
François Bourin, 2012, p.24.
7 Duras (Marguerite), L’Été 80, Paris, Minuit, 1980, p. 8. Par commodité, toutes les citations extraites de ce livre seront référencées désormais par une parenthèse après la citation, avec l’indication de la page renvoyant à cette édition.
8 Eté d’ennui et de vacance totale, été de solitude aussi, mais été où se produit, dans la vie privée, un événement bouleversant : l’arrivée à Trouville, fin juillet, de Yann Andrea, un jeune admirateur : venu pour faire la connaissance de l’écrivain, il ne la quittera plus, et sera son dernier compagnon. Elle a 66 ans, lui 28. Elle est hétérosexuelle, lui non.
11 La première chronique commence par « Je suis sans sujet d’article. Mais peut-être n’est-ce pas nécessaire. Je crois que je vais écrire à propos de la pluie. Il pleut. Depuis le 15 juin il pleut. » (p. 9) Réminiscences verlainiennes ? Le livre se clôt sur « Vous dites […] Qu’il pleut.» (p. 102).
12 Les Roches Noires, palace que fréquenta jadis Proust qui en occupait la chambre 111. Depuis, l’hôtel a été transformé en résidence à appartements et Duras en a acquis un, avec fenêtres sur la mer.
13 « Je ne sors pas, je ne lis pas, je ne fais rien que regarder le jour qui passe, dormir, ne pas pouvoir travailler. » (p.56).
14 Depardieu (Gérard): « Duras, c’est un poète, un poète du silence. », dans l’émission de Frédéric Mitterrand, « Jour de Fred », France Inter, 12 septembre 2013. Il peut paraître paradoxal qu'une œuvre aussi pléthorique, à ce point gouvernée par l'effervescence du dire, puisse se lire à l'aune des blancs du discours et des mots insuffisants. Pourtant, tant certains de ses personnages qu'elle-même sont parfois frappés de mutisme, passager ou non, ou restent en-deçà de ce que l'on attendrait d'un discours continu et explicite. Toute une raréfaction, un rejet du verbiage et du verbal apparaissent dès Moderato cantabile pour culminer dans La Maladie de la mort et les livres qui suivront. Étrangement, les incessantes répétitions de fragments de phrases ou de mots pourraient s'apparenter à cette recherche d'un dire où les mots se délitent et sombrent.
15 N’écrit-elle pas : « Cette nuit, je vous revois [...]. Cette chambre aurait pu être le lieu où nous nous serions aimés, elle est donc ce lieu-là, de notre amour. » (p.63). C’est moi qui souligne.
16 A l’instar de la Française d’Hiroshima, mon amour, des protagonistes de L’Homme assis dans le couloir, du Navire Night, du Square…
18 Par des « oui », des « non » : « Oui, il a dix kilomètres de ces collines d’argile […], mais voilà, pour une fois, non, ce n’est pas possible. »(p. 10).
20 Culminant dans la dernière page du livre, où l’on ne compte pas moins de huit occurrences de « Vous dites ».
21 On connaît la constance du thème chez Duras, de Moderato Cantabile à Ernesto dans La Pluie d’été, en passant par Nathalie Granger et le film Les Enfants.
22 L’obsession des yeux et du regard n’est évidemment plus ici à démontrer dans cette œuvre.: qu’on se souvienne du n° spécial des Cahiers du cinéma, évoqué plus haut et réalisé par Duras en 1980, intitulé « Les Yeux verts », du roman Les Yeux bleus, cheveux noirs, des yeux comme délavés d’Anne-Marie Stretter, etc.
23 « Comme au premier jour elle [la mer] portait à la plage les brassées blanches de sa colère [..], comme une bête les os, comme le passé les cendres des morts. Oui, l’enfant aux yeux gris était là […]. » (p.72).
24 Didi-Huberman (Georges): « le gris comme couleur crépusculaire […] en sorte que le gris serait la couleur matérielle par excellence, la couleur de toutes les choses réunies ou plutôt, réduites ensemble par le grand travail de pulvérisation physique », Génie du non-lieu, Paris, Minuit, 2001, p. 76-77.
25 Claude Burgelin qualifie Duras de « personne-œuvre » dans la mesure où ses productions se voient toutes abondamment commentées par elle, au point qu’il devient difficile de dissocier ce qu’elle en dit, souvent en termes intimes ou (auto-)biographiques et ce que l’analyse peut en révéler (voir Burgelin (Claude) et de Gaulmyn (Pierre) éds, Lire Duras, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 5). Ici, l’information autobiographique est déjà inscrite dans le texte donné à lire.
26 Et nul besoin, comme le fait Philippe Vilain (L’Autofiction en théorie, Chatou, Editions de la Tranparence, 2009, p.66), de solliciter ici le motif de l’inceste (tel qu’on le lira, l’année suivante, dans Agatha, puis dans L’Amant et dans maintes déclarations autobiographiques de l’auteur) : la force de l’amour intense, sublimé jusqu’à la douleur - et dégagé de toute incarnation sensuelle - entre un adulte et un enfant, se trouve déjà dans l’admirable article de Duras, « Nadine d’Orange », publié en 1961. Elle y commente un fait divers impliquant un homme accusé - à tort - de viol sur une fillette et qui se tue, par impuissance à se défendre, d’un coup de canif dans le cœur : « Je crois absolument à cet amour. A.Berthaud et la petite se sont aimés. Le contrôle médical a été formel : la petite Nadine n’a pas été violée.[ ...] Qu’il y ait eu déplacement du viol non perpétré au geste dernier d’A. Berthaud, c’est possible, c’est probable - on ne voit pas un amour aussi violent sans cette conséquence du désir - mais c’est là pour moi la raison même pour laquelle le viol a été transgressé : la force de l’amour de l’enfant. », Outside, p.106-107.
27 Il sera dit à propos de la jeune femme de la plage, qu’ « elle est allée vers les tennis. L’enfant a vu qu’elle était au bord de mourir. » (p.101).
29 Dans le portrait que fait Duras de la Française, elle dit : « l’amour la jette dans le désordre de l’äme (choix volontairement stendhalien du terme) un peu plus avant que les autres femmes. Parce qu’elle est davantage que les autres femmes ‘amoureuse de l’amour même’ », Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, coll.Folio, 1971, p.154.
30 Noguez (Dominique), Duras toujours, Arles, Actes Sud, 2009, p. 47. Faut-il rappeler qu’on ne compte plus les titres où s’écrit explicitement le mot amour (L’Amant, L’Amour, L’Amant de la Chine du nord, Hiroshima mon amour, Le Ravissement de Lol V.Stein..), les interviews où l’auteur rappelle ses premières lectures importantes (Delly), son goût très vif pour Racine, pour Proust, les mystiques, et pour… Edith Piaf (« C’est fou c’que j’peux t’aimer » constituant le décor sonore de Savannah Bay) ?
31 Aurelia à son père disparu : « Vous êtes ce qui n’aura pas lieu et qui, comme tel, se vit », Marguerite Duras, Aurelia Steiner, Paris, Mercure de France, 1979, p.157.
32 Fedida (Pierre) : « le plus sûr moyen de se préserver de la perte d’un objet est de le détruire pour le maintenir vivant », L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 81.
33Comme dans Agatha, Paris, Minuit, 1981, p.42
« -Lui : Tu pars pour aimer toujours ?
-Elle : Je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir, de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour morts. »
34 L’expression « C’est fait » désignait aussi, dans Moderato Cantabile, le seul geste – délicat : la main touchée -que se permettaient Chauvin et Anne Desbarèdes.
35 Duras (Marguerite), Le Vice-Consul, Paris, Gallimard, 1965, p.191. Quelques évocations de l’enfant : « [...] il se tait. [...] il fait un signe d’on ne sait quoi, comme celui d’une légère douleur […]. » (p.12-13) ; « l’enfant […] a regardé tout autour de lui avec cette légère fixité qui faisait son regard, quoi qu’il regardât, d’un inaltérable étonnement et aussi d’une douceur très intense colorée d’une souffrance non ressentie, encore ignorée. » (p.84).
36 de Certeau (Michel), Entretien avec Guitta Pessis-Pasternak, « Le corps et les musiques de l’esprit », Le Monde, 20 janvier 1986, p. 12.
37 Marini (Marcelle), « Une femme sans aveu », L’Arc, 98, 1985, p.13. La norme est retournée, comme dans La Femme gauchère de Peter Handke : quitter par amour, partir par amour.
38 Ou à se faire « crypte » des absents, selon l’expression de Julia Kristeva dans Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987. Dans un article intitulé « L’étrangère », La Nouvelle Revue française, n°542, mars 1998, elle écrira : « Les héroïnes de Duras sont des endeuillées de la passion », p.5.
40 « Un événement qui n’a pas eu lieu est gardé là, où se redit ce qu’il n’est pas. La répétition transforme le récit en un travail de l’absence qui le hante », de Certeau (Michel), dans Ecrire, dit-elle, imaginaires de Marguerite Duras, sous la direction de Danielle Bajomée et Ralph Heyndels, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1985 p. 57.
41 Mascolo (Dionys), De l’Amour, Paris Benoît Jacob, 1999, p. 47 et 53. On le sait, ce philosophe partagea longuement la vie de Duras, entre 1943 et les années soixante.
42 Ceci encore, dans le même essai : « tout véritable amour est d’essence tragique », op. cit., p. 49.
43 Patrice (Stéphane), Marguerite Duras et l’histoire, Paris, PUF, coll. « Questions actuelles », 2003, p.7.
44 Qu’on rapprochera de ce propos : « A Trouville, la mer est là. De nuit et de jour, même si on ne la voit pas, l’idée est là. A Paris seules les journées de vent et de tempête nous relient à la mer. Autrement on est sans elle. », La Vie matérielle, p. 123.
45 « Il y a une chose que je sais faire, c’est regarder la mer, peu de gens ont écrit sur la mer comme je l’ai fait dans L’Été 80. », La Vie matérielle, p.11.
46 Peur assez ambiguë, car Duras avait fait se suicider Anne-Marie Stretter, un de ses personnages préférés, dans la mer. Voir, aussi, sur ce point, Le Monde extérieur, Paris, P.O.L, 1993, p. 15, et Agatha, avec la terreur que l’aimé ne disparaisse dans cette immensité.
47 A quoi il faut ajouter que l’importance du verbal est encore confortée par l’inclusion du récit (celui que fait la monitrice aux enfants) dans l’histoire d’amour : récits-gigognes.
48 Parfois associée à des déictiques, comme dans cet exemple : « Voici, je les vois, je la vois, elle, chanter [...] », (p.94), parfois dans des tournures ‘incorrectes’ : « […] les yeux cherchent ceux de la jeune fille et puis il parle [...] Les yeux restent posés sur ses yeux à elle, il attend peut-être quelle dise quelque chose, mais non, elle enlève ses yeux des siens. » (p.58-59). On consultera avec profit l’étude de Philippe Wahl, « Duras : la parole oraculaire », dans l’ouvrage dirigé par Claude Burgelin, Lire Duras, déjà cité. J’ajoute que « je vois » ou « j’ai vu » renvoient plutôt au fantasme ou au faux souvenir comme dans Hiroshima, où la Française dit « J’ai tout vu à Hiroshima… », p.22-23 et p. 27.
49 « Reste l’enfant. [...] Je le regarde […]jusqu’à ce qu’il disparaisse à la hauteur du bar-tabac de la plage. Puis je ferme les yeux pour retrouver en moi l’immensité du regard gris. Je le retrouve. C’est un regard qui passe outre à ce qu’il regarde et qui chaque fois se perd. » (p.46)
50 Alazet (Bernard), « De la fadeur des mots », dans Marguerite Duras, la tentation du poétique, sous la direction de Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère et Robert Harvey, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, p.91.
51 Ce que montrera Roussel-Denes (Dominique), dans sa thèse Politique et écriture dans l’œuvre de Marguerite Duras, Thèse de doctorat, Nancy II, 1995. Un livre en est tiré, avec le même titre, paru chez l’Harmattan en 2005.
52 Duras : « Mai était une chose réussie. C’est un échec infiniment plus réussi que n’importe quelle réussite au niveau de l’opération politique », dans Jacques Rivette et Jean Narboni, « La destruction de la parole », Cahiers du cinéma, n° 217, novembre 1969, p. 51.
53Dans Turine (Jean-Marc), Le Ravissement de la parole, enregistrements sonores, éd. INA-Radio France, 1997. Elle reçoit qui veut discuter politique ou littérature chez elle, rue Saint-Benoît, initialement le siège d’un mouvement de résistance – tardif - mené par François Mitterrand durant les trois dernières années de la guerre: Lacan y discute avec Queneau, et Blanchot vient y préparer le Manifeste des 121.
55 Tours, Farrago, 2000, p. 16. Blanchot y décrit son amitié avec Mascolo qui aboutit à la création de la revue anti-gaullienne 14 juillet et, plus tard, à la rédaction commune du texte-manifeste « Sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ».
57 Notamment dans le magnifique article « Les Fleurs de l’Algérien », dans des journaux ou hebdomadaires de « gauche » : France-Observateur, Sorcières, Le Nouvel Observateur, etc.
58 Comme « Les chiens de l’Histoire »(1986) dans Le Monde extérieur, p. 62-65 ou « Assassins de Budapest »(1958), dans Outside, p.88-91..
61 Il s’agit parfois de citer des amis aussi : Jérôme Beaujour ou Carlos d’Alessio, sur une musique duquel danse la source dans le conte imaginé par la monitrice pour les enfants.…
62 « Les Jeux olympiques se terminent comme une mascarade sanglante, la grande parade finale, Interville -Broadway, majorettes en moins - fait étalement d’une richesse inépuisable en chair humaine. « Les images vivantes de la clôture des J.O. rappellent les ensembles mussoliniens et hitlériens des J.O. de Munich en 1936, la masse humaine est déjà celle des bilans de guerre, des goulags. » (p. 37).
63 Téléphonant la nuit avec un jeune employé des Lignes aériennes polonaises, Duras se met à lui parler de Gdansk et il lui dit qu’habituellement, les gens lui parlent de leur vie, pas de politique. Elle lui répond « que quelquefois c’est pareil. » (p.61).
64« [...] j’ai cru que c’était une histoire entre le chauffeur du camion et la dame. En fait, c’était une histoire politique. C’était aussi mon histoire avec la politique. A quel point ça a été décisif de tout le reste, je le vois maintenant que le film est fini. Je ne l’avais jamais compris à ce point avant. », Le Camion, Paris, Minuit, 1977, p. 112.
70 On le sait, cette « veine » prendra des allures plus que discutables, et politiquement et moralement irresponsables, avec l’article « Sublime, forcément sublime », paru dans Libération le 17 juillet 1986, à propos de l’affaire Villemin. Duras, en état second, y joue les pythie et raconte : « Je crie que le crime a existé, c’est ce que je vois, je vois ce crime. »
71 Cette dernière évocation renvoyant au récit qu’elle fait du retour des camps de son mari mourant, Robert Antelme, dans La Douleur. La seconde guerre mondiale est là, à des moments inattendus du livre: ainsi, page 45, la description des vacanciers engoncés dans des vêtements de pluie ramène « Comme les déportés, ils se ressemblent, ils sont d’une surprenante similitude » ou ceci encore, p.71, lorsqu’elle évoque « le grondement sombre et massif de la mer et les bruits de fracassement des vagues : « Des gens ont parlé, ils avaient peur, ils ont dit : c’est le bruit des convois, c’est celui de la guerre ».
72 Dans son article « Ecrit pour tous les temps, tous les carêmes »(1985), Duras commente Le Manifeste des 121 : « [La déclaration des 121] n’a pas de fonction policière. Là où elle est inaugurale, c’est ailleurs, c’est qu’elle met l’homme « appelé » devant sa responsabilité essentielle : sa souveraineté […]. Beaucoup de gens restent définis par cette Déclaration des 121 […]. Elle est à l’abri de toute dégradation, sa portée reste celle du premier jour. S’agirait-il d’un texte absolu ? C’est probable. Pour tous les temps, tous les carêmes, toutes les résistances ? C’est probable », Le Monde extérieur, p.77-78.
78 On trouverait sans doute la nouvelle conception que se fait Duras de l’Histoire, dans ce court passage : « Le judaïsme devrait être seul à vivre l’Histoire comme un temps sans devenir, sans aménagement, piétinant, sans illusion de progrès, d’éternel, de sens. »(p.55).
82 La vertigineuse prolifération des interviews et des textes et la non moins pléthore autobiographiques « anecdotisent » l’origine d’une mélancolie qu’incarneront parfois souvent les personnages de Duras. et ce, à l’échelle planétaire (Anne-Marie Stretter et le vice-consul sont à la lettre, la douleur de l’Inde, et la Française d’Hiroshima mon amour, celle de la Seconde guerre mondiale). Duras Elle- même avouera à Jérôme Beaujour : « c’est vrai [...], il ne s’agit pas de souffrance mais de la confirmation d’un désespoir initial, d’enfance presque […] », La Vie matérielle, p. 81. Mélancolie qui irritera Sollers parlant d’une Duras dangereuse et « hypnotique », tandis que Julia Kristeva met le lecteur en garde : « La mort et la douleur sont la toile d’araignée du texte, et malheur au lecteur complice qui succombe à son charme : il peut y rester pour de vrai. », op.cit., p.234.
83 Duras (Marguerite), Yann Andrea Steiner, Paris, P.O.L., 1992, p.130. Est-il besoin de souligner que le titre « judaïse » aussi le nom de son compagnon, Yann Andrea ?