Conférence 19 mai 2012

Jean Cléder

Rencontres à Duras

mai 2012 Regarder / être regardée

 

Marguerite Duras 

Une pensée du regard cinématographique : pour regarder « absolument ».

 

(Jean Cléder, Université Rennes 2)

Introduction.

 

1. Le cinéma.

a. Un rejet sans nuance du cinéma.

b. Une approche sémiologique ?

c. Une perspective syntaxique et narrative :

2. Le cinéma des autres.

a. Le rejet des cinéastes « quantitatifs ».

b. L’universalisation de l’anecdote.

c. Inventer des figures de défamiliarisation.

3. Croisement ou rencontre : Duras - Godard ?

a. Se croiser sans se rencontrer.

b. L’hommage rendu par Jean-Luc Godard à Marguerite Duras.

c. L’hommages rendu par Marguerite Duras à Jean-Luc Godard.

 

 

 

Marguerite Duras 

Une pensée du regard cinématographique : pour regarder « absolument ».

 

(Jean Cléder, Université Rennes 2)

 

 

Introduction :

Au début de L’Homme atlantique, Marguerite Duras donne ces indications à son acteur : 

« Vous regarderez ce que vous voyez. Mais vous le regarderez absolument. Vous essaierez de regarder jusqu’à l’extinction de votre regard, jusqu’à son propre aveuglement et à travers celui-ci vous devrez essayer encore de regarder. Jusqu’à la fin. » 

Il s’agit pour la cinéaste de forcer un dérèglement des réflexes cinématographiques — et en invoquant un dépaysement du regard, un détachement de l’image à l’égard de la narration, mais aussi une ré-vision du rapport au réel, on peut dire qu’elle définit là un programme prodigieusement ambitieux. 

Dans le cadre de cette intervention, et pour m’en tenir à la problématique de ces rencontres, je me posterai en amont des films de Marguerite Duras pour tenter de comprendre comment s’est élaborée une pensée du cinéma singulière mais non pas isolée. Dans cette perspective, une précaution méthodologique s’impose : Marguerite Duras n’a pas rédigé d’essai formalisé sur le cinéma, c’est par conséquent à travers une réflexion disséminée que nous cheminerons, dont l’éparpillement lui-même est significatif, car c’est dans des circonstances exceptionnelles que Marguerite Duras s’exprime sur le cinéma — à la périphérie, dans des extensions, ou des excroissances de l’œuvre : entretiens filmés, entretiens enregistrés, textes de commande, textes d’accompagnement de ses films (India Song, Le Camion en particulier) constituent des sites et des occasions où l’artiste bénéficie d’une liberté particulière.

 

 

1. Le cinéma.

Pour commencer, il n’est peut-être pas inutile de rappeler le déséquilibre qui est aussi une désynchronisation de l’évolution cinématographique et de l’évolution littéraire de l’artiste : ses prises de position à l’égard du cinéma sont tardives, d’autant plus fortes et pénétrantes qu’elles sont empreintes d’une désinvolture qui s’explique facilement (et qu’elle explique elle-même) par le fait qu’elle n’a rien à prouver au cinéma.

En parcourant textes et fragments, on peut distinguer deux sortes d’interventions sur le cinéma : des textes poétiques d’une part, qui prennent leur force dans le recours à la métaphore et/ou à l’invective ; des textes plus analytiques d’autre part qui, s’employant à expliciter la construction du sens et des effets au cinéma, prennent une efficacité bien différente lorsque les intuitions de la cinéaste rejoignent les conclusions théoriques contemporaines (on peut penser à Christian Metz, ou Youssef Ishaghpour par exemple). Je commencerai par un bref rappel de ces prises de position.

 

a. Un rejet sans nuance du cinéma.

Selon Marguerite Duras, le cinéma est un moyen d’expression inférieur à la littérature : la virtualité de la littérature (qui est une donnée structurelle de langage) serait raturée, profanée par l’image cinématographique qui actualise le référent (en lui donnant une forme concrète). Pour illustrer cette idée, on peut se reporter aux textes d’accompagnement du Camion : issu d’un film en lui-même très étrange par son dispositif, le texte publié aux éditions de Minuit est escorté d’un entretien avec Michelle Porte et de quatre textes de présentation, dont le second s’ouvre ainsi :  

« Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l'imaginaire.

C'est là sa vertu même : de fermer. D'arrêter l'imaginaire.

Cet arrêt, cette fermeture s'appelle : film. 

Bon ou mauvais, sublime ou exécrable, le film représente cet arrêt définitif. La fixation de la représentation une fois pour toutes et pour toujours.

Le cinéma le sait : il n'a jamais pu remplacer le texte.

Il cherche néanmoins à le remplacer.

Que le texte seul est porteur indéfini d'images, il le sait. Mais il ne peut plus revenir au texte. Il ne sait plus revenir.

Il ne connaît plus le chemin de la forêt, il ne sait plus revenir au potentiel illimité du texte, à sa prolifération illimitée d'images. »

La formulation durassienne imprime un rythme et une musicalité particuliers, propres à imposer un régime poétique à la provocation polémique ; au passage, on constate une dérive métaphorique très significative : car c’est par l’écriture que Marguerite Duras détruit l’image, c’est aux pouvoirs propres de la littérature qu’elle demande de dénoncer les insuffisances du cinéma. Bien entendu, cette négation des pouvoirs du septième art est d’une grande ambiguïté, puisqu’elle s’effectue dans un cadre cinématographique ou péri-cinématographique… 

Pour prendre un deuxième exemple dans une même perspective (de négation et d’ambiguïté), on peut ouvrir avec profit le numéro spécial des Cahiers du Cinéma de l’été 1980, entièrement construit par Marguerite Duras. Dans cette revue prestigieuse où s’est construite la pensée du cinéma contemporain depuis le début des années cinquante, la cinéaste retrouve sa virulence métaphorique pour conjuguer encore le poétique et le politique :

« Le maquereautage phénoménal du cinéma par le capitalisme dès après sa naissance a formé quatre à six générations de spectateurs et nous nous trouvons devant un HIMALAYA d’images qui constitue sans doute le plus grand sottisier historique moderne. Parallèlement à l’histoire du prolétariat, il y a l’histoire de cette oppression supplémentaire ; celle de son loisir fabriqué par le même capitalisme qui l’asservit, le cinéma de ses samedis. »

Compte tenu de la régression des idéologies, cette proposition peut nous sembler aujourd’hui bien naïve — mais si son vocabulaire nous paraît désuet, il n’est pourtant pas certain que la description du mécanisme politique soit, pour sa part, tout à fait périmée — si on veut bien considérer que les images interdisant toute « révolution libre » sont produites par la « complicité entre le patronat et le prolétariat ». Remarquons, à la faveur de cette exécution, la convergence de la pensée de Marguerite Duras avec celle de Guy Debord (si on pense en particulier à La Société du spectacle, texte et film) qui se vérifie dans la non redondance du rapport texte / image, la stigmatisation de l’aliénation politique du spectateur, et le style formulaire ou aphoristique des fragments.

On peut donc conclure provisoirement à une stigmatisation sans nuance du cinéma : désacralisation de l’acte créateur, délittérarisation du texte, dépolitisation du spectateur seraient ses vices principaux. Cependant, les analyses de Marguerite Duras s’affinent quelque peu lorsqu’elles se font à travers le prisme de sa pratique personnelle.

 

b. Une approche sémiologique ?

On pourrait même suggérer que la théoricienne Marguerite Duras (elle récusait le terme, mais tant pis) arrive à des conclusions inverses de celles de la polémiste et du poète. En effet, lorsque la cinéaste examine l’image, elle se montre attentive à certaines particularités du langage cinématographique : la dimension analogique de l’image, l’absence d’une langue d’appui (par opposition avec la littérature), le caractère composite du langage cinématographique (par opposition avec l’unité de la langue), toutes ces données sont prises en considération pour la pousser vers la conclusion qu’au cinéma, tout peut faire sens, tout peut faire signe, tout peut faire émotion ; or ce tout est infiniment plus complexe et nombreux (qu’en littérature), et propice de ce fait à des combinaisons inédites :

« La mer est complètement écrite pour moi. C’est comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force d’être pleines, illisibles à force d’être écrites, d’être pleines d’écriture.

« En somme, oui, ça pose la question du cinéma, là, de l’image. On est toujours débordé par l’écrit, par le langage, quand on traduit en écrit, n’est-ce pas ; ce n’est pas possible de tout rendre, de rendre compte du tout. Alors que dans l’image vous écrivez tout à fait, tout l’espace filmé est écrit, c’est au centuple l’espace du livre. »

Cette démultiplication de l’écriture par l’image provoque une sorte de jubilation, liée à l’intuition que les possibilités effectives de l’image ont été considérablement réduites par l’industrie cinématographique et qu’elles lui promettent en conséquence une grande liberté dans sa propre pratique : il s’agira ni plus ni moins de mettre au point un langage cinématographique personnel, dont je voudrais esquisser ici les contours.

 

c. Une perspective syntaxique et narrative.

D’abord, ce qui frappe dans le langage cinématographique de Marguerite Duras, c’est le rejet de la grammaire ordinaire du cinéma, suivant l’idée que le processus conjoint de normalisation et de complexification de la syntaxe cinématographique enferme le spectateur, en appauvrissant le langage que l’industrie prétend enrichir — rappelons-nous la remarque très forte de Roland Barthes sur la puissance contraignante imposée par la syntaxe au sujet parlant. D’où la volonté chez Marguerite Duras (dans les années de remise en question de la narrativité) de recharger ce langage de ses potentialités — par simplification :

« Dans le cinéma, comme j’ai une sorte de dégoût du cinéma qui a été fait, enfin de la majeure partie du cinéma qui a été fait, je voudrais reprendre le cinéma à zéro, dans une grammaire très primitive… très simple, très primaire presque : ne pas bouger, tout recommencer. »

On comprend que cette reprise modifie quelque peu les rapports entre l’image et l’histoire, en déplaçant le curseur de l’attention en faveur de l’image. L’enjeu de ce déplaement est clair : favoriser d’autres possibilités de composition. C’est dans ce sens que la cinéaste cite un commentaire d’Isi Beller sur le décalage dans ses films dans l’emploi du noir qui, normalement utilisé comme procédé de ponctuation, est employé par elle pour modifier le rapport au sens :

«  il dit qu’il n’y a, bien entendu, aucun pléonasme entre le texte et l’image dans mes films, qu’entre le texte et l’image il voit s’insérer un noir. Il voit ce noir comme un passage par un non-penser, un stade où la pensée basculerait, s’effacerait. » 

Plus généralement, la cinéaste manifeste un intérêt marqué pour les processus qui permettent au cinéma de maintenir (ou de rétablir) la virtualité de la représentation, de brouiller le circuit de la référence,  autrement dit de restaurer les pouvoirs de l’imaginaire. Lorsque Marguerite Duras se penche sur le cinéma des autres, ses exigences deviennent plus exclusives encore.

 

 

2. Le cinéma des autres.

Il ne s’agira pas pour moi ici d’établir un palmarès ou de dresser un inventaire des cinéastes aimés ou détestés par Marguerite Duras, mais plutôt d’extraire de ses interventions les critères qui structurent sa pensée du cinéma lorsqu’elle se saisit d’une œuvre particulière. De toutes façons, la question des hiérarchies serait tranchée rapidement, en faveur de… Marguerite Duras :  

« Je n’aime pas tout de Duras, mais India Song, Son nom de Venise dans Calcutta désert, Le Camion, et maintenant Aurélia Steiner, je sais que c’est parmi les choses les plus importantes qu’on ait faites dans le cinéma depuis toujours. »

 

a. Le rejet des cinéastes « quantitatifs » 

Les propositions très violentes concernant le « maquereautage » du cinéma capitaliste (voir plus haut) portent également cette signification — le cinéma dominant participe à l’aliénation du spectateur, « pris au piège de son propre règne », mais aussi à la stérilisation de l’intelligence :

« Les cinéastes quantitatifs, ceux qui ont le succès massif, 25 salles, un million et demi de spectateurs, ont une étrange nostalgie de notre cinéma, celui qu’ils n’ont jamais abordé, celui qui n’est pas corroboré par le gain, celui de l’insuccès quantitatif, une seule salle, dix mille entrées. » 

L’exécration s’étend jusqu’à la culture cinéphilique française, traitée comme une posture sociale, une « attitude culturelle eu égard au cinéma », tandis qu’elle dénonce les faux brillants de l’auteurisme à la française, spécialisé dans la représentation habile des sentiments, où on est en droit d’attendre l’intelligence dans la représentation des passions — pour le dire autrement, elle reproche aux « auteurs » de profaner, séculariser la pratique cinématographique en la banalisant par des poses pré-visibles, scolaires, convenues : « le metteur en scène se pavane devant son travail-miroir. Son effort, il l’a déjà fourni, comme au lycée le collégien et, à trente ans, c’est la retraite. » On comprend pourquoi Marguerite Duras ne dit rien de la Nouvelle Vague (exception faite de Jean-Luc Godard, on y revient) qui fait des films « que c’est pas la peine » (selon le mot de Maurice Pialat), et on doit remarquer que la cinéaste établit des distinctions tout à fait comparables (les questions d’argent exceptées) lorsqu’elle parle des écrivains (dans Ecrire par exemple).

La logique de Marguerite Duras est donc assez facile à rétablir : le souci de la quantité exige une normalisation de l’écriture cinématographique par les codes du cinéma dominant, en provoquant une neutralisation de la création personnelle, ce qu’elle appelle « la fuite de la personne ». Cependant, elle fera quelques exceptions dans « le plus grand sottisier historique moderne » en fonction de certains critères que nous allons examiner.

 

b. L’universalisation de l’anecdote.

Le premier critère décisif s’élabore dans une valorisation de l’universel, qui ne s’oppose pas au particulier ou au singulier, mais mais au « régionalisme », autrement dit l’habileté des faiseurs et des techniciens. Il s’agit donc de privilégier les cinéastes qui œuvrent à une essentialisation de l’histoire — contre la technicisation de l’anecdote, la dégradation de la passion corrompue ou résorbée dans les sentiments ; le contre-modèle de ce critère d’universalité serait Woody Allen : 

« Il est dans une série de numéros, de scènes plus ou moins réussies, dans toute une série de gags très très joués, très calculés, très locaux, très « pris sur le vif », et en fait très élaborés. » 

Marguerite Duras adresse le même reproche à Jean Renoir qui accumule les « défauts » — la technicité, l’affaissement des passions absorbées par le code :

« Je n’aime pas non plus cette gentillesse partout. L’amour est trop joué dans Renoir. La Règle du jeu illustre ça pour moi, le désir remplacé par sa pavane. Au mieux par sa défiguration —chez les domestiques, non ? Je me souviens mal. » 

Inversement, ce critère d’universalité trouve un accomplissement chez Charlie Chaplin, dans sa capacité de tout transformer sur son passage, en corrigeant les règles du jeu de la représentation pour modifier tout à fait le regard porté sur le monde ; il s’agit donc bien, suivant le programme de L’homme atlantique, de regarder « absolument » :

« Où qu’il soit, dans New York ou ailleurs, tout résonne de Chaplin après son passage. De cet homme qui se tait. Chaplin se trouve dans un seul numéro, un seul jeu, comme on dirait : une seule fois, un seul silence, un seul amour. Ce jeu se passe dans un seul lieu également unique mais immense. C’est le lieu de Chaplin en entier. Rien de Chaplin n’est retenu par Chaplin quand il joue, ni mis en réserve. Il joue le tout à la fois. » 

On conviendra que ces observations, et ce classement, manquent de précision et impliquent quelques hypothèses d’interprétation (qu’il faudrait vérifier aussi sur d’autres auteurs). Pour le cas de Charlie Chaplin, on pourrait suggérer que c’est sa capacité d’autonomiser le geste cinématographique à n’importe quel moment du film qui lui procure cette force de totalisation, autrement dit les moments où l’action se développe sans plus de considération pour l’ensemble, ou le reste de la structure ; de sorte que le rapport au monde, à l’histoire soit en quelque sorte aimanté, reproportionné, recalculé en fonction de la scène, du motif, du geste qui se chorégraphie — indépendamment du scénario. 

C’est la même sorte de remaniement des priorités qui intéresse Marguerite Duras chez Robert Bresson, pourtant difficile à comparer avec Chaplin en termes de genre, régime, ou registre : « Bresson, dit-elle, est un très grand metteur en scène, l’un des plus grands qui aient jamais existé. Pickpocket, Au hasard Balthasard peuvent être à eux seuls le cinéma en entier. » La réflexion est encore imprécise : ce que Marguerite Duras valorise sous les appellations de grandeur, totalisation, universalité, c’est la capacité de soustraire le récit aux normes en vigueur pour singulariser un geste artistique qui peut donc en venir à modifier la perception que l’on peut avoir de l’œuvre bien sûr, mais aussi du monde qu’elle construit comme du monde que nous habitons. Pour résumer, c’est donc la singularisation du style, la capacité d’inventer des figures qui fait la différence. 

 

c. Inventer des figures de défamiliarisation. 

De ce point de vue, il faut peut-être commencer par rappeler la méfiance de Marguerite Duras à l’égard de la force immédiate des séductions cinématographiques — son texte très élogieux sur Pickpocket commence d’ailleurs par une remarque concernant son ennui premier à l’égard du film. Elle ne développe pas vraiment les raisons de sa préférence pour Robert Bresson, dont les critères restent nébuleux, mais elles sont pourtant faciles à comprendre si on se penche quelques instants sur le travail du cinéaste, dont je retiendrai ici un seul élément, qui me semble décisif : la soustraction de son écriture cinématographique au système normalisé (star system), conceptualisée à travers la mise au point du « cinématographe » et de l’acteur-modèle. Le modèle, forme intermédiaire entre la personne privée et le personnage, lui permet en effet de construire la représentation autrement, et par là de « déchlorophormer » la réalité : si le « modèle » est préservé « de toute obligation envers l’art dramatique » (64), puis soumis aux exercices du metteur en scène, c’est pour extraire l’action de la gangue d’invisibilité qui l’enferme dans la réalité, et de la gangue de conventions qui l’anesthésie dans l’ordre du cinéma : « Modèles mécanisés extérieurement, libres intérieurement. Sur leur visage, rien de voulu. ‘Le constant, l’éternel sous l’accidentel.’ » (57) 

C’est aussi (mais cette fois très explicitement) la capacité de détourner le cours normal du récit (modifier le régime normal de la narration cinématographique) pour inventer une figure (en l’occurrence une façon de communiquer) qui séduit Marguerite Duras dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton (comme à la fin d’Ordet de Dreyer) : le moment où le criminel reprend en écho le chant entonné par la vieille dame dans la nuit. 

Je ne prends pas le temps de faire le détail, mais on pourrait constater que chez les auteurs sélectionnés, ce n’est pas la dimension littéraire qui l’intéresse, mais au contraire la capacité, dans le langage cinématographique, de susciter de nouveaux assortiments, de nouvelles figures, des changements de couleur dans la construction de l’univers fictionnel. C’est pourquoi il peut être utile de s’arrêter sur un cas particulier — qui cite d’ailleurs volontiers une phrase de Robert Bresson, empruntée à Georges Bernanos.

 

3. Croisement ou rencontre : Godard-Duras ?

On pourrait repartir d’un cliché ou d’une image trompeuse : la non-rencontre de Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, accréditée par l’écrivain comme par les faits… À propos d’un entretien enregistré en 1979, l’écrivain conclura d’ailleurs : « Je ne comprenais rien à ce qu’il me disait. Il ne comprenait rien à ce que je lui disais [ … ] »

 

a. Se croiser sans se rencontrer :

C’est d’un entretien plus tardif que je voudrais parler pour commencer — enregistré pour le magazine Océaniques d’Arte en 1987. Dans cette discussion, Marguerite Duras adopte la posture très autoritaire de l’écrivain reconnu, qui invoque la suprématie de la parole, convoquée inutilement par Jean-Luc Godard dans Soigne ta droite — elle stigmatise particulièrement le « peuplement » par les mots, avant de conclure à l’« infirmité » de Jean-Luc Godard « devant l’écrit ». Face à cette attitude dominatrice, le cinéaste semble courber l’échine — et endosser le rôle que Marguerite Duras lui assigne, tout en louvoyant constamment : il simule l’acquiescement (concernant son « infirmité »), multiplie les formules et jeux de mots, et ne se gêne pas pour inscrire Marguerite Duras dans « la bande des quatre » écrivains-cinéastes (aux côtés de Jean Cocteau, Sacha Guitry et Marcel Pagnol). Dans cet entretien, le spectateur peut avoir le sentiment d’une opposition radicale qui se fixe autour de la notion d’autorité : l’autorité pleine, active, et spectaculaire de Marguerite Duras s’oppose à l’attitude de retrait de Jean-Luc Godard, dont la parole se rétracte dans un dispositif inverse de cession d’autorité : « c’est le film qui pense », dit-il, « moi je n’ai pas à penser » (p. 143)

Pourtant, cette opposition me semble spécieuse, circonstancielle et médiatique (c’est-à-dire inconsistante), construite essentiellement autour de l’importance accordée à la personne, et à la personnalisation de l’acte créateur, puis de l’acte énonciatif, narratif, etc… Il me semble plus intéressant d’essayer de la réduire, suivant en cela une suggestion de Marguerite Duras elle-même :

« Il semblerait qu’on ait eu jusqu’ici des problèmes inverses lui et moi dans le cinéma, surtout dans le rapport texte image. Mais qui sait, peut-être que non, ça dépend aussi de comme il le dirait, lui, s’il le disait. » 

 

b. L’hommage rendu par Jean-Luc Godard à Marguerite Duras :

Dans Sauve qui peut (la vie)…, le cinéaste « Jean-Luc Godard » (interprété par Jacques Dutronc), a invité « Marguerite Duras » à intervenir dans une classe de cinéma. Après avoir passé un extrait du Camion, il appelle donc « Marguerite Duras » restée à l’extérieur de la salle, et qui ne veut pas entrer y entrer, de sorte que c’est « Jean-Luc Godard » lui-même qui ouvre le livre (Les Lieux de Marguerite Duras) pour lire la fameuse déclaration : « Je fais des films pour occuper mon temps… » (voir note 2 du présent article) La scène suivante nous fait entendre un fragment des entretiens dont parle l’écrivain dans son texte sur Godard. Il faut se reporter à ces quatre minutes de film pour en prendre la mesure : je ne m’y attarde pas mais, sous les dehors d’une apparente désinvolture (accentuée par l’interprétation de Jacques Dutronc), Jean-Luc Godard a sélectionné des éléments fondamentaux dans la conception durassienne de l’écriture littéraire et cinématographique, ce qui constitue un bel hommage (même s’il reste ambigu). 

 

 

c. Hommage rendu par Marguerite Duras à Jean-Luc Godard :

En contrechamp, j’aimerais appuyer mes remarques sur deux commentaires. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle pense de Jean-Luc Godard, Marguerite Duras répond : « C’est un des plus grands. Le plus grand catalyseur du cinéma mondial. » Au-delà de la déclaration d’importance, retenons pour l’heure la métaphore chimique. D’autre part, la cinéaste évoque encore Jean-Luc Godard dans l’entretien avec Michelle Porte ajouté à l’édition textuelle du Camion — pour signaler, citant un historien du cinéma, l’évolution de la syntaxe du récit provoquée par Jean-Luc Godard : 

« avant, quand on montrait un homme qui sort de chez lui et qui arrive par exemple dans un bar, on montrait d’abord l’homme qui sortait de chez lui, puis son trajet, puis l’homme qui arrivait dans le bar. Godard a inventé ça : l’homme sort, puis on le retrouve dans le bar. »

L’intérêt de la connexion entre Marguerite Duras et Jean-Luc Godard apparaît si on croise leur rapport à la littérature et au cinéma : on peut en effet comparer très utilement l’évolution du style de Marguerite Duras écrivain à l’évolution du style de Jean-Luc Godard cinéaste. Jean-Luc Godard a poussé la syntaxe du cinéma classique (d’inspiration commerciale ou hollywoodienne) jusqu’à son accomplissement (Le Mépris, 1963), avant de déconstruire progressivement cette syntaxe dans une perspective expérimentale et singularisante : il se retrouve entièrement seul très rapidement (par opposition, si l’on veut, à François Truffaut). La métaphore chimique employée par Marguerite Duras me semble alors tout à fait pertinente : il s’est agi pour Jean-Luc Godard de disloquer, dissoudre les composantes du récit classique pour tester d’autres formules chimiques. Il s’agissait parallèlement de sortir le cinéma classique et son spectateur de l’enfance (et de l’aliénation politique) pour donner davantage d’autonomie à ce spectateur…

De son côté, Marguerite Duras a épousé la syntaxe du roman classique avant de la déconstruire progressivement (à partir de Moderato cantabile, en 1958, si l’on veut) dans une perspective moins expérimentale, recentrée sur la subjectivité suivant des procédures qui optimisent les rapports d’identification et d’immersion fictionnelle. On peut remarquer au passage que la particularisation de son style n’est pas éprouvante, au contraire, pour le lecteur. 

L’un comme l’autre (une vingtaine de livres pour Jean-Luc Godard, une vingtaine de films pour Marguerite Duras) ont directement adopté des formes extrêmement radicales dans leur médium d’émigration (littérature pour lui, cinéma pour elle). Enfin, la véritable rencontre s’effectue entre littérature et cinéma, ou bien dans le rapport entre le texte et l’image : je ne détaille pas, mais c’est évidemment l’exonération du rapport illustratif (ou la redondance) entre le texte et l’image qui s’impose comme le terrain d’expérimentation de l’un comme de l’autre ; ou bien, plus précisément, la perturbation du circuit référentiel provoquée par cette désolidarisation. En effet, si Jean-Luc Godard cite aussi souvent la définition de l’image par Pierre Reverdy, mais aussi les derniers mots du Journal d’un curé de campagne (Georges Bernanos / Robert Bresson) c’est parce que ce qui se donne, ce qui se voit est toujours le résultat (difficile à prévoir) d’un montage — comme dans les grands films de Jean-Luc Godard et Marguerite Duras. 

 

 

Conclusion.

Au moment de rassembler les éléments épars d’une pensée du cinéma, il peut être intéressant d’en souligner la cohérence, qui se décide au niveau d’une intuition exploitée systématiquement : la codification du langage cinématographique et la normalisation du récit garantissent l’aliénation du spectateur (sur le plan politique), la stérilisation de l’imaginaire (sur le plan esthétique), la dispersion de la personne (sur le plan psychologique).

C’est sous l’emprise de cette intuition que Marguerite Duras rédige ses textes sur le cinéma, sélectionne un certain nombre de cinéastes (dont j’ai énuméré quelques noms), et construit ses propres films. Si on écarte un peu la perspective pour regarder les choses de plus loin, on constate évidemment que les procédures d’abstraction / extraction / sélection qui sont valorisées par Marguerite Duras au cinéma, ces procédures sont actives également dans sa conception de la littérature — laquelle est formulée d’une manière plus délicate (disciplinaire, technique, rusée).

Pour redonner de la substance à l’image, et lui donner la possibilité de donner à voir « absolument », il faut éliminer toutes celles qui ont précédé :

« Plus la peine de faire votre cinéma. Plus la peine. Il faut faire le cinéma de la connaissance de ça : lus la peine.

Que le cinéma aille à sa perte, c’est le seul cinéma.

Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique. » 74

 

 

 

 

  L’Homme atlantique (Paris, Les Editions de Minuit, 1982, p. 8)

. À titre d’exemple, on peut rappeler la fameuse formule reproduite en fac similé dans Les Lieux de Marguerite Duras : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire je ne ferais rien. C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison. C’est là le plus vrai de tout ce que je peux dire sur mon entreprise. » (Marguerite Duras, Michelle Porte, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977, p. 10)

. L’histoire est lue à deux voix par Marguerite Duras et Gérard Depardieu, filmés à l’étage de la maison de Neauphle-le-château. Les images de cette lecture alternent avec des images d’extérieurs (bords de route vus depuis le camion…) .

 . Marguerite Duras : Le Camion (Paris, Minuit, 1977, p. 75).

. Marguerite Duras : « Book and film » (New Statesman, janvier 1973), in Les Yeux verts, Cahiers du Cinéma n° 312-313, juin 1980.p. 64.

 . Marguerite Duras : Le Camion, op. cit. p. 44.

. La distinction est clairement établie par Christian Metz : « l'erreur était tentante : vu sous un certain angle, le cinéma a toutes les apparences de ce qu'il n'est pas. Il est, à l'évidence, une sorte de langage ; on y a vu une langue." (Christian Metz, "Le cinéma : langue ou langage ?", in Essais sur la signification au cinéma, I, Paris, Klincksieck, 1968, p. 47).

. Marguerite Duras, Michelle Porte : Les Lieux de Marguerite Duras (Paris, Les Éditions de Minuit, 1977, p. 91)

. « Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. » (Roland Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, 1977, Editions du Seuil, collection « Points Essais », 1978, p. 12)

. Il serait utile de rapprocher les propos de Marguerite Duras des options de Chantal Akerman, Jean Eustache, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, ou encore Wim Wenders dans les mêmes années

. Marguerite Duras, Michelle Porte : Les Lieux de Marguerite Duras, op. cit. p. 94.

. Marguerite Duras, « Le noir », in Les Yeux verts, op. cit. p. 58.

. La manière dont les images réfèrent au monde réel ou au monde imaginaire est constamment perturbé (voir par exemple India Song).

. « Renoir. Bresson. Cocteau. Tati. », in Les Yeux verts, op. cit. p. 36-37.

. « Le spectateur », ibid. p. 12.

 « Faire du cinéma », ibid. p. 24-25

. « Renoir. Bresson. Cocteau. Tati. », in Les Yeux verts, op. cit. p. 37.

. « Pickpocket », in Le Monde extérieur, Outside 2 (Paris, P.O.L. éditeur, 1993, p. 176-177).

. « Woody Allen / Chaplin », in Les Yeux verts, op. cit. p. 27

. « Renoir. Bresson. Cocteau. Tati. », ibid. p. 36.

. « Woody Allen / Chaplin », op. cit. p. 27.

. Voir la remarque de René Clair : « Chaplin — et c’est par là qu’il semble avoir découvert la puissance originale du cinéma — procède par motifs visuels, qu’il exploite aussi complètement que Wagner une phrase musicale. » (Réflexions faites, p. 118)

. « Renoir. Bresson. Cocteau. Tati. », op. cit. p. 36.

. « Non que ce film m’ait procuré un plaisir immédiat. Je me rappelle même avoir éprouvé un certain ennui durant sa projection, mais cet ennui n’était sans doute qu’un dépaysement de mon intérêt. » (« Pickpocket », in Le Monde extérieur, Paris, P.O.L., 1993, p. 176)

 « Le cinéma puise dans un fonds commun. Le cinématographe fait un voyage de découverte sur une planète inconnue. » (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, repris dans la collection « Folio », 1995, p. 35. La référence à cet ouvrage est désormais indiquée entre parenthèses).

. On aura noté bien sûr que le travail de Marguerite Duras avec ses acteurs est très comparable : ils subissent, selon ses propres termes, un « dépeuplement ». 

. Marguerite Duras : « La nuit du chasseur », in Les Yeux verts, op. cit. p. 60-63.

. « Godard », in Les Yeux verts, op. cit. p. 26.

. « Duras / Godard », 2 ou 3 choses qu’ils se sont dites », Texto, émission Océaniques, 28 décembre 1987, reproduit dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 2 (Paris, éditions des Cahiers du Cinéma, 1998, p. 140-147.) La référence à ces échanges sera faite désormais par une indication de page entre parenthèses.

. « Godard », in Les Yeux verts, op. cit. p. 26.

. « Godard », in Les Yeux verts, op. cit. p. 25-26.

. « Renoir. Bresson. Cocteau. Tati », op. cit. p. 37.

. Marguerite Duras, Le Camion, op. cit. p. 96. « On prend le spectateur pour un enfant. Le spectacle cinématographique est un spectacle infantile… Quand on voit à la télévision les vieux films, par exemple, le spectateur est traité comme un enfant arriéré, comme s’il était taré, qu’il faille tout faire à sa place. » (ibid.)

 Pierre Reverdy (Nord-Sud n° 13 ; mars 1918) :

"L'image est une création pure de l'esprit.

Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.

Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.

Deux réalités qui n'ont aucun rapport ne peuvent se rapprocher utilement. Il n'y a pas création d'images. 

Deux réalités contraires ne se rapprochent pas. Elles s'opposent.

On obtient rarement une force de cette opposition.

Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique — mais parce que l'association des idées est lointaine et juste."

. « O merveille, qu’on puisse faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! » (Journal d’un curé de campagne, Georges Bernanos, 1936, cité dans l’édition « Pocket », p. 200).

. Marguerite Duras : Le Camion, op. cit. p. 74.

 

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Marguerite Duras   Une pensée du regard cinématographique : pour regarder « absolument  Conférence de JEAN CLEDER  - maître de conférence université de Rennes 2 - RENCONTRES DE DURAS 2012 organisées par l'association Marguerite Duras. "