Catherine BOUTHORS - CLOAREC

 

Le fantasme de fraternité métisse, un barrage contre l’inceste et la déliaison

 

 

Avant toute chose une mise au point à la fois pratique et théorique s’impose : nous disposons essentiellement de trois types de sources pour aborder la question des relations familiales dans la vie et l’œuvre de Duras : les biographies qui ont été écrites à son sujet, les divers textes et entretiens à la faveur desquels, dans une perspective explicitement autobiographique, Duras se remémore telle ou telle particularité propre à la famille Donnadieu, enfin certains récits fictionnels qui affichent une parenté évidente avec l’histoire familiale de Duras sans pour autant se donner à lire comme des textes à proprement parler autobiographiques. 

Les sources fournies par Duras elle-même livrent de ces relations familiales une multiplicité de versions qui certes se recoupent, mais également installent entre elles nombre de variations. Face cette diversité, la question n’est bien sûr nullement de cerner laquelle des facettes du prisme est la plus ressemblante à une réalité intime définitivement inaccessible. En revanche le repérage de modes relationnels intrafamiliaux récurrents dans des textes à teneur aussi bien autobiographique que fictionnelle permet de cerner un tant soit peu les configurations fantasmatiques qui ont permis à Duras de (se) représenter sa famille et de mettre en mots les traumatismes qui furent les siens.

Je vous propose aujourd’hui d’explorer spécifiquement la configuration et l’évolution notoire de la trame familiale dans deux textes fictionnels, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord : on verra que trois modes relationnels y prédominent et s’articulent de manière particulièrement originale : la déliaison, l’inceste et le métissage. Déliaison et inceste s’imposent comme deux périls fantasmatiques majeurs, absolument antinomiques de surcroît : d’un côté la déliaison, qui menace les sujets de séparation et même d’abolition dans le maëlstrom centrifuge de la déréliction ; de l’autre l’inceste, synonyme au contraire d’aspiration subjective par la force centripète du désir  de symbiose en l’autre. On verra comment selon des configurations actancielles variées, un troisième mode relationnel, vient s’interposer pour faire barrage à ces deux périls mortifères que sont déliaison et inceste et ouvrir un espace psychique intervallaire : je veux parler du fantasme de métissage. 

 

Au risque peut-être de vous surprendre, je commencerai par analyser en détail l’article « Les enfants maigres et jaunes » publié en 1976 dans la revue « Sorcières » puis dans Outside en 1984. Pourquoi ce texte ? parce qu’il est à mes yeux  à la fois capital et nodal, si l’on s’intéresse aux relations, d’une part entre mère et enfants, d’autre part entre les enfants eux-mêmes dans la vie et l’œuvre de Duras, et tout spécifiquement dans L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Revenant sur l’enfant qu’elle a été au sein de sa sphère familiale, Duras y développe en effet pour la première fois à l’âge de soixante-deux ans une rationalisation a posteriori de ses relations à sa mère et au « petit frère » en termes précisément de déliaison, d’inceste et de métissage. On verra que la verbalisation de son fantasme de métissage en 1976 a permis à Duras de mettre en scène 15 ans plus tard dans L’Amant de la Chine du Nord la consommation charnelle du désir incestueux par les personnages de l’enfant et du « petit frère ». Elle a aussi et surtout déclenché l’aveu sans équivoque – encore impossible dans L’Amant – de sa dimension autobiographique.

 

...C'était pendant qu'elle faisait la sieste qu'on volait les mangues. Pour elle, les mangues, certaines mangues – trop vertes – étaient mortelles : dans le gros noyau plat, parfois, logeait une bête noire qu'on pouvait avaler et qui, avalée, s'installait et rongeait l'intérieur du ventre. Elle faisait peur, la mère, et on la croyait. Le père était mort, et la pauvreté, et ces trois enfants qu'elle essayait d'« élever » : c'était la reine, pourvoyeuse de nourriture, d'amour, incontestée. Mais pour les mangues, non, elle était moins forte, et on désobéit et lorsqu'elle nous retrouve après la sieste, dégoulinants du jus poisseux, elle nous bat. Mais on recommence. On a toujours recommencé. L'aîné des enfants est en Europe, nous, les deux plus jeunes, elle nous garde encore. Nous sommes des petits enfants maigres mon frère et moi, des petits créoles plus jaunes que blancs. Inséparables. On est battus ensemble : sales petits Annamites, elle dit. Elle, elle est française, elle n'est pas née là-bas. Je dois avoir huit ans. Je la regarde le soir, dans la chambre, elle est en chemise, elle marche dans la maison, je regarde les poignets, les chevilles, je ne dis rien, que c'est trop épais, que c’est différent, je trouve qu'elle est différente : ça pèse plus lourd, c'est plus volumineux, et cette couleur rose de la chair.

Mon seul parent ce petit frère agile, si mince, aux yeux bridés, fou, silencieux, qui à six ans monte dans les manguiers géants et à quatorze ans tue les panthères noires des rivières de la Chaîne de l'Éléphant. Enfant, que d'amour. Que d'amour pour toi petit frère mort. Non, elle, elle n'avait pas l'appétit forcené des mangues. Et nous, petits singes maigres, tandis qu'elle dort, dans le silence fabuleux des siestes, on se remplit le ventre d'une autre race que la sienne, elle, notre mère. Et ainsi, on devient des Annamites, toi et moi. Elle désespère de nous faire manger du pain. On n'aime que le riz. On parle la langue étrangère. On est pieds nus. Elle, elle est trop vieille, elle ne peut plus entrer dans la langue étrangère. Nous, on ne l'a même pas apprise. Elle, porte des chaussures. Et elle, une fois, elle attrape une insolation parce qu'elle n'a pas mis son chapeau et elle délire, elle hurle qu'elle veut retourner vers le nord du monde, dans le blé, le lait cru, le froid, vers cette famille d'agriculteurs, vers Frévent, Pas-de-Calais, qu'elle a abandonnée. Et nous, toi et moi, dans la pénombre de la salle à manger coloniale, on la regarde qui crie et pleure, ce corps abondant rose et rouge, cette santé rouge, comment est-elle notre mère, comment est-ce possible, mère de nous, nous si maigres, de peau jaune, que le soleil ignore, nous, Juifs ? Je me souviens, l'insolation c'est à Phnom Penh. Je regarde cette femme deux fois étrange, deux fois étrangère. Le souvenir est précis, sans doute décisif : oui mais l'interrogation s'intègre et circule dans le sang. Elle deviendra d'ailleurs extérieure. Plus tard, lorsque nous avons quinze ans, on nous demande : êtes-vous bien les enfants de votre père? regardez-vous, vous êtes des métis. Jamais nous n'avons répondu. Pas de problème : on sait que ma mère a été fidèle et que le métissage vient d'ailleurs. Cet ailleurs est sans fin. Notre appartenance indicible à la terre des mangues, à l'eau noire du sud, des plaines à riz, c'est le détail. On sait ça. On se tient dans la profondeur muette de l'enfance, profondeur doublée, ici, bien sûr, de l'étonnement des autres qui nous regardent.

Quand on est plus grand, ensuite, on nous dit : réfléchissez bien, cherchez bien, votre mère vous a-t-elle dit où était votre père lorsqu'elle vous attendait ? N'était-il pas en cure à Plombières, en France ? jamais nous n'avons réfléchi : on sait que la mère a été fidèle au père et qu'il s'agit d'autre chose qui ne peut pas leur être dit. Je le sais encore : je ne sais rien. On nous dit : est-ce que ça n'est pas la nourriture, et le soleil? La nourriture qui jaunit la peau, le soleil qui bride les yeux ? Non, les savants sont formels : ça n'existe pas, répondent les gens avertis. Nous, on ne se pose pas de questions. Comme à six ans, on ne se regarde pas : on est le même corps étranger, ensemble, soudés, faits de riz, de mangues désobéies, de poissons de vase, de ces saloperies cholériques interdites par elle. La seule chose claire, évidente : on n'est pas les enfants qu'elle a souhaités. Un jour, elle nous dit : j'ai acheté des pommes, fruits de la France, vous êtes français, il faut manger des pommes. On essaye, on recrache. Elle crie. On dit qu'on étouffe, que ça c'est du coton, qu'il n'y a pas de jus, que ça ne s'avale pas. Elle abandonne. La viande, on recrache aussi, on n'aime que la chair du poisson d'eau douce cuite à la saumure, au nuoc-mâm. On n'aime que le riz, la fadeur sublime à parfum de cotonnade du riz cargo, les soupes maigres des marchands ambulants du Mékong. Quand on passe les bacs, ma mère nous achète de ces soupes au canard, la nuit. Sur les sampans, les feux de charbon de bois sous les marmites de terre. Tout le fleuve est parfumé par le feu et les herbes bouillies. Ma mère, inquiète, nous rappelle qu'à Vinh Long, la semaine d'avant, une rue entière du poste a été atteinte par le choléra, que la rue est condamnée que les lazarets sont pleins... Nous, on dévore, sourds, sevrés. 

 

Ce texte est, j’insiste sur ce fait, le premier dans lequel Duras ait verbalisé son fantasme de métissage identitaire dans le contexte ethnique de l’Indochine française de son enfance. Toutefois, fidèle à sa propre histoire, à aucun moment elle n’échafaude le scénario d’un métissage biologique réel. Face à une réalité physique plus que troublante, face aux « on-dit » plus qu'insinuants, Duras – tout comme la petite fille dont elle parle – s'obstine et refuse avec véhémence de situer le mystère à l'origine de sa faille identitaire dans un possible non-dit du discours maternel, dans une éventuelle déviance du comportement de Marie Donnadieu perçu a priori par elle comme absolument incontestable. « Le métissage, dit-elle, vient d’ailleurs »...

 

Je vous propose donc de voir précisément comment déliaison, inceste et métissage s’articulent dans ce texte majeur.

La déliaison tout d’abord. Elle est matérialisée dans le texte par « la bête noire ». Dans la topique fantasmatique de Duras, la « bête noire » semble être la concrétisation métonymique du cortège des maladies endémiques qui dans l’Indochine de l’entre-deux guerres déciment en priorité les populations indigènes. Pour les colons blancs ces maladies constituent une menace permanente qu’ils s’appliquent constamment à combattre par le renforcement toujours plus draconien des dispositifs de ségrégation sociale et raciale. La contagion par les maladies indigènes et celle, fantasmatique, que représente à leurs yeux le métissage ne sont donc qu’un seul et même fléau à combattre et enrayer pour préserver l’intégrité à la fois physique et identitaire de la minorité blanche dominante. Or parmi ces maladies, deux ont joué un rôle crucial dans la petite enfance de Duras : le paludisme et la dysenterie amibienne qui sont vraisemblablement les causes de la mort de son père en décembre 1921. La « bête noire » est donc sans ambiguïté agent de déliaison. Inexorablement elle sépare, les colons blancs des populations indigènes, et le père, définitivement, de sa famille. 

Comment dès lors comprendre, dans le souvenir écrit de 1976 – c’est-à-dire dans la représentation littéraire que Duras livre ici de son enfance – ce qu’elle appelle magnifiquement « l’appétit forcené des mangues » ? Seul le père succomba aux ravages de la maladie indigène. Le besoin irrépressible d’avaler la « bête noire » et de risquer d’être investi, rongé, anéanti par elle jusque dans la mort renvoie sans doute au fantasme d’une jouissance œdipienne, éminemment transgressive, tout à la fois fascinante et infiniment redoutable : en risquant de contracter la maladie indigène qui s’empara du corps du père, atteindre l’idéal d’un métissage fantasmatique qui trouverait son expression dans la ressemblance paradoxalement incestueuse des corps du frère et de la sœur (peau jaune, yeux bridés, maigreur...). Comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, s’empiffrant de « saloperies cholériques », les enfants s’acharnent avec une insatiable avidité à incorporer littéralement la race jaune, escomptant de ce processus fantasmatique de métissage qu’il les inscrive dans une filiation paternelle jaune et les soustraie à la menace tout à la fois terrifiante et fascinante d’une aspiration définitive dans et par le corps maternel. « On se remplit le ventre d’une autre race que la sienne, elle, notre mère ».

 

Car ce fantasme de métissage s’écrit explicitement dans un mouvement de rejet du corps maternel appréhendé par les enfants dans une sorte de dégoût irrépressible. Ce rejet est à entendre dans son sens le plus concret et physiologique : il s’agit littéralement de vomir, de « recracher » toute substance d’origine maternelle, ici le pain, la viande et les pommes, produits importés de France, substituts du lait maternel, cette première substance ingérée par le nouveau-né dans un corps à corps symbiotique avec sa mère. Refuser d’avaler et cracher ces substances revient à s’arracher du « corps abondant rose et rouge » de la mère, ce corps de femme blanche viscéralement perçu par les enfants comme étranger et répulsif. 

Double mouvement donc, extrêmement mortifère, d’abjection et d’introjection : abjecter les nourritures maternelles revient aussi à s’abjecter soi-même, s’expulser hors de la matrice primordiale et devenir autre au péril de sa propre vie. Car s’empiffrer de mangues, c’est rappelons-le courir le risque d’avaler la « bête noire », celle qui transmet les maladies indigènes, et le plus souvent la mort. Par ailleurs, à cette hantise d’engloutissement dans et par le corps maternel fait contrepoint un autre fantasme incestueux, qui concerne, lui, exclusivement le frère et la sœur, ces « petits créoles plus jaunes que blancs » celui de leur fusion en un seul et même corps : « on est le même corps étranger, ensemble, soudés, faits de riz, de mangues désobéies, de poissons de vase, de ces saloperies cholériques interdites par elle ». Est associée à ce fantasme la réduction du lien familial à la seule et unique personne du « petit frère » (« Mon seul parent ce petit frère agile, si mince, aux yeux bridés, fou, silencieux »), fait elle aussi barrage au péril d’un happement mortifère par et dans le corps maternel. Ainsi peuvent s’imaginer et être verbalisées leur « appartenance » commune à une origine autre que maternelle et la fixation – certes aléatoire – de repères identificatoires ainsi paradoxalement signifiés dans le texte : « (...) le métissage vient d'ailleurs. Cet ailleurs est sans fin. Notre appartenance indicible à la terre des mangues, à l’eau noire du sud, des plaines à riz, c’est le détail. (...) il s'agit d'autre chose qui ne peut pas (…) être dit. » 

 

Dans ce double processus fantasmatique d’abjection de la race blanche et d’incorporation de la race jaune, (« on se remplit le ventre d’une autre race que la sienne, elle, notre mère »), le métissage n’est donc nullement un état biologique imposé par la mère et subi par ses enfants. Il apparaît au contraire comme l’œuvre des enfants eux-mêmes, une entreprise délibérément transgressive, tout autant jubilatoire que mortifère, visant paradoxalement à couper l’ombilic de la filiation blanche-maternelle – et ainsi suspendre la menace d’anéantissement qu’elle représente – afin d’accéder à un autre mode de filiation, jaune celle-ci, fantasmatiquement située du côté du père. « Et ainsi, on devient des Annamites, toi et moi ».

Le métissage est donc l’exclusivité des deux enfants – au sens où il a pour fonction première d’exclure radicalement leur mère de leur intimité fusionnelle – et intervient de surcroît consécutivement à l’abjection maternelle : «La seule chose claire, évidente : on n'est pas les enfants qu'elle a souhaités. » ; « On est battus ensemble : sales petits Annamites, elle dit. »  Abjectés par leur mère « les enfants maigres et jaunes » l’abjectent à leur tour. La logique de ce scénario fantasmatique tend ainsi à légitimer le désir métis des deux enfants et du même coup paradoxalement leur désir incestueux. Elle représente en effet désir métis et désir incestueux comme une seule et même issue possible – la seule – aux deux pièges mortifères de l’absolue déréliction et du happement dans la matrice tentaculaire, Duras du même coup invalide leur dimension interdite. Il s’agirait là finalement d’un cas de légitime défense… 

 

 

Je vous propose donc de voir comment dans L’Amant et L’Amant de La Chine du Nord (respectivement publiés en 1984 et 1991) Duras reproduit (de manière plus complexe et en jouant évidemment sur de subtiles variations) le fonctionnement structurel de cette triade déliaison-inceste-métissage tel qu’il apparaît dans le texte « Les enfants maigres et jaunes » dès 1976. 

 

 

Le processus de déliaison tout d’abord : il apparaît (entre autres) à l’œuvre dans l’événement – ou justement le non-événement traumatique –  de la mort du père tel qu’il est raconté dans L’Amant.

Avant même que d’être effectivement mort, le père est déjà le grand absent de cette « famille de pierre »   tout comme d’ailleurs dans « Les enfants maigres et jaunes » . Dans l’esprit de la petite fille dont elle se souvient comme dans celui de l’adulte revenant sur ses souvenirs, la séparation définitive d’avec le père a donc commencé bien avant la mort de ce dernier. Duras raconte en 1984 à François Péraldi: « J’étais très jeune lorsque mon père est mort. Je n’ai manifesté aucune émotion. (...) Aucun chagrin, pas de larmes, pas de questions. (...). Il est mort en voyage. Quelques années plus tard, (...) j’ai perdu mon chien. (...). Mon chagrin fut immense. C’était la première fois que je souffrais tant. » S’il n’y a pas eu de questions, c’est parce que le discours maternel était vide de tout énoncé susceptible de fixer des repères structurants inscrivant l’enfant dans une lignée parentale commune au père et à la mère, au-delà de la déliaison physique des corps par la mort. 

Duras décrit dans L’Amant comment la vacuité du silence maternel plonge la petite fille dans un no man’s land identitaire qui confine à la folie. Profondément mélancolique, « désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait », la mère est constamment inaccessible, engluée dans l’épaisseur impénétrable d’un mal-être chronique, tragiquement absente. « (…) dans mon enfance le malheur de ma mère a occupé le lieu du rêve. »  L’épisode de l’hallucination de la disparition de la mère est à cet égard particulièrement significatif : l’enfant est en train de regarder sa mère quand brusquement elle s’« efface » littéralement sous ses yeux. « L’épouvante (…) venait de ce (…) que je savais que personne d’autre n’était là à sa place qu’elle-même, mais que justement cette identité qui n’était remplaçable par aucune autre avait disparu et que j’étais sans aucun moyen de faire qu’elle revienne, qu’elle commence à revenir. Rien ne se proposait pour habiter l’image. Je suis devenue folle en pleine raison. » Le lieu de la mère est alors celui d’une image sans sujet, un espace ouvrant sur la béance vertigineuse d’une absence sans appel. Se laisser prendre à la fascination de ce vide originaire à la fois inaccessible et dangereusement tentaculaire, c’est pour la jeune fille risquer l’anéantissement identitaire. « J’ai crié. Un cri faible, un appel à l’aide pour que craque cette glace dans laquelle se figeait mortellement toute la scène. » Expectoration du cri qui participe du réflexe d’abjection qui pousse « les enfants maigres et jaunes » à vomir les nourritures maternelles : même réaction, à la fois défensive et extrêmement agressive face à ce péril mortifère catastrophique que représentent l’absence maternelle – c’est-à-dire la déliaison définitive d’avec son corps – et la menace d’aspiration subjective au lieu même de la béance laissée par sa disparition. 

 Duras résume par cette formule l’ambiguïté fondamentale de la figure maternelle, infiniment désirée et désirable, et dans le même temps si violemment redoutée et redoutable : « La saleté, ma mère, mon amour. » 

 

Tout comme dans le texte « Les enfants maigres et jaunes », dans L’Amant puis  dans L’Amant de la Chine du Nord le fantasme du corps à corps incestueux du couple fraternel vient faire barrage à cette violence maternelle mortifère, tant dévoratrice qu’expulsive. En 1981, dans Agatha, Duras avait décrit l’inceste fraternel comme un « amour inaltérable » : inaltérable, c’est-à-dire qui ne peut devenir autre, qui ne peut non plus s’ouvrir à l’altérité d’aucun tiers. En ce sens il est comme je l’ai déjà dit l’antinomie même du métissage puisqu’il consiste en la recherche de soi en l’autre considéré comme double idéalement identique et rejette toute forme d’altérité a priori perçue comme entravant ce fantasme de retour à une indifférenciation originelle absolue. Il s’agit, écrit-elle encore dans L’Amant, « d’une immortalité sans défaut, sans légende, sans accident, pure, d’une seule portée » : le « défaut », l’« accident » arrachent le sujet à la contemplation immédiate, immobile et fascinée de sa réplique identitaire et le précipitent dangereusement dans une dérive synonyme de déchéance, celle de la différence. 

 

La dynamique structurelle de la triade déliaison-inceste-métissage telle que Duras la verbalise pour la première fois dans « Les enfants maigres et jaunes » se trouve donc remarquablement reproduite dans L’Amant et L’amant de la Chine du Nord. Toutefois comme on va le voir, la toile des relations familiales y est plus complexe du fait essentiellement du rôle capital joué par deux éléments absents dans le texte « Les enfants maigres et jaunes » : 

- la présence de Pierre, celui que Duras appelle « le grand frère »

- et le fantasme d’une sorte de fratrie métisse réunissant non seulement la petite, Paulo et l’amant chinois dans L’Amant, mais également Thanh, le jeune Annamite placé par Duras en position  symbolique de frère adoptif du couple incestueux dans L’Amant de la Chine du Nord.

 

Pierre et Paul tout d’abord : telle que Duras l’a mise en scène, la rivalité de ses deux frères semble calquée sur celle du premier couple fraternel de l’histoire biblique. Tel Caïn et son frère Abel, Pierre et Paul se haïssent et l’aîné exerce sur le cadet une insupportable terreur, au point de représenter pour lui une véritable menace de mort. Dans le texte biblique, Dieu maudit Caïn meurtrier de son frère et le condamne au nomadisme éternel du coupable sans pardon. De même, mais sans qu’il soit passé à l’acte et pour éviter justement qu’il le fasse, la mère décide, certes bien à contrecœur mais consciente du danger qui menace son fils cadet, d’expédier en France ce « criminel-né », ce fratricide en puissance. Caïn est tout à la fois l’incarnation de la faute – et de la chute – originelle de ses parents, Adam et Eve, et ainsi le second maillon de la longue chaîne des pécheurs et des réprouvés. A l’instar de Caïn, Pierre est l’incarnation du mal : bien plus qu’un fratricide en puissance, Duras le représente comme étant réellement le meurtrier du « petit frère », grand coupable en tout cas de l’assassinat moral de cet enfant-« martyr » : « Le frère aîné restera un assassin. Le petit frère mourra de ce frère. Moi je suis partie, je me suis arrachée. Jusqu'à sa mort le frère aîné l' [la mère] a eue pour lui seul. ». Si Caïn tue Abel, c’est parce qu’il est jaloux que Dieu ait accepté l’offrande de son frère plutôt que la sienne. De même, si Pierre veut tuer Paul, c’est parce qu’il voit en lui un rival et un obstacle à son désir de posséder à lui seul leur mère – mais également leur sœur : « La mère disait qu’ils s’étaient toujours battus, qu’ils n’avaient jamais joué ensemble, jamais parlé ensemble. Que la seule chose qu’ils avaient en commun c’était elle leur mère et surtout cette petite sœur, rien d’autre que le sang. » . 

Ce schéma de la rivalité fraternelle-incestueuse ne suffit toutefois pas à rendre compte des relations entre les personnages de la mère et de ses trois enfants dans les textes de Duras. Le rôle de la mère est en effet infiniment plus complexe et ambigu. Dans Mythologie du métissage, Roger Toumson note que l’archétype biblique de la haine fratricide réapparaît sous la plume de nombreux auteurs caribéens et latino-américains « sous l’espèce de l’antagonisme de deux demi-frères nés d’une même mère mais de pères racialement différenciés », « l’opposant s’estimant lésé, mal-aimé, tenant grief à sa mère de le dédaigner parce qu’il a la peau noire à la différence de l’autre, qui, clair de peau et parce que tel, est adoré, chéri. » Ce schéma actanciel s’apparente étonnamment à celui du trio durassien de la mère et de ses deux fils : en plaçant comme on l’a vu dans le texte « Les enfants maigres et jaunes » le « petit frère » (et du même coup sa jeune sœur) dans le rôle fantasmatique de progéniture métisse de leur mère, Duras divise la descendance maternelle en deux rameaux distincts, séparant le bon grain – ce qui doit être aux yeux d’une femme blanche sa « bonne » filiation, la blanche – de l’ivraie, les fruits vénéneux, métis, d’une faute irréparable. En effet, si dans les romans caribéens le point de vue narratif est celui des personnages indigènes qui voient dans le métissage un mode d’ascension sociale et de bonification en quelque sorte de leur descendance, le point de vue de la mère est au contraire supposé être celui d’une Européenne qui verrait dans ses enfants métis le signe vivant, et de sa propre transgression du tabou du mélange, et de la punition qui s’en est suivie : la dégénérescence de son propre sang (« La seule chose claire, évidente : on n'est pas les enfants qu'elle a souhaités. » ; « On est battus ensemble : sales petits Annamites, elle dit. »)

Le métissage divise donc la « famille de pierre » en deux couples incestueux, celui du fils aîné et de sa mère d’une part, celui de Paulo et de sa sœur d’autre part. Plaçant ces deux derniers dans la position de victimes innocentes injustement rejetées par leur mère, ce clivage fantasmatique rend paradoxalement possible l’identification du personnage maternel en tant qu’alliée perverse du frère aîné sur le chemin de la transgression et du meurtre, partageant avec lui sa monstrueuse cruauté. «  Je suis hantée par la mise à mort de mon frère. Pour la mort, une seule complice, ma mère. » 

 L’épisode de « la fête de la grande fraternité entre les enfants des boys et les enfants des Blancs », raconté d’abord dans L’Amant puis dans les toutes premières pages de L’Amant de la Chine du Nord est à cet égard particulièrement emblématique de ce clivage. Il met en scène le nettoyage à grande eau de la maison de Vinhlong, décidé deux à trois fois par an par la mère et mis en œuvre par tous les enfants du quartier, Blancs et Jaunes confondus. Duras la décrit dans L’Amant comme un joyeux « désordre » synonyme de communion intense, particulièrement jubilatoire, entre les Blancs et les Jaunes, unis dans un même état, celui du « bonheur ». C’est donc le désir métis, et seulement lui, qui fonde cette « fête de la grande fraternité ».

Dans L’Amant de la Chine du Nord Duras raconte cette scène selon une configuration actancielle sensiblement différente : le récit se focalise sur le couple de l’enfant et du « petit frère » en train de danser – notation totalement absente dans L’Amant ; mais surtout Pierre, le grand frère, qui dans le texte de 1984 était absent de la scène du fait de son rapatriement en France, fait ici une brutale irruption dans la maison maternelle. Cette première entrée en scène dans le roman, particulièrement violente, place d’emblée ce personnage dans le rôle de celui qui interrompt, et ce faisant, interdit cette scène de la grande fraternité métisse inaugurale. Pierre provoque immédiatement la fuite des petits invités annamites mais, dans le même mouvement, il sépare le couple fraternel, éjectant littéralement Paulo hors de la maison maternelle. L’interdit qui pèse sur le désir de fraternité métisse avec les jeunes voisins annamites en recouvre donc un autre, refoulé dans la scène de L’Amant, dévoilé dans celle de L’Amant de la Chine du Nord, celui qui pèse sur le désir d’une fraternité incestueuse entre l’enfant et Paulo. Très paradoxalement c’est le grand frère qui met fin à la « grande fraternité » métisse et incestueuse. Substitut de la figure paternelle, Pierre est en effet tout à la fois le fils incestueusement préféré par la mère, et celui que Duras appelle dès L’Amant et de manière presque prémonitoire « le chasseur » : rétablissant l’ordre, à la fois social – il sépare les Blancs et les Annamites –  et familial – il disjoint les corps enlacés du frère et de la sœur, il prend  incestueusement la place et le rôle du père absent.

 

J’aimerais pour finir me focaliser plus spécifiquement sur le couple constitué par l’enfant et « le petit frère » et la manière dont, dans L’Amant puis dans L’Amant de la Chine du Nord Duras lui imagine une sorte de fratrie métisse. Il faut d’abord souligner l’évolution notoire du fantasme de métissage : dans « Les enfants maigres et jaunes », le désir incestueux des enfants se manifestait déjà par leurs caractéristiques physiques communes, celles du métissage : maigreur, peau jaunes et yeux bridés. Dans le roman de 1984, de manière somme toute plus logique et moins surprenante, c’est le mélange des corps de la petite et de son amant chinois qui concrétise le désir métis, mais également le déplace vers un tiers-personnage, de race jaune de surcroît, séparant ainsi sans ambiguïté désir métis et désir incestueux.

Dans L’Amant de la Chine du Nord ce sont cette fois quatre personnages qui partagent des caractéristiques physiques propres aux Asiatiques : la petite, son amant chinois – tout comme dans le roman de 1984 – mais également deux autres protagonistes : le petit frère – on retrouve là le fantasme verbalisé dans « Les enfants maigres et jaunes » – et Thanh, un jeune indigène d’origine cambodgienne totalement absent dans L’Amant.

Toutefois, comme on va le voir, la récurrence du motif d’une ressemblance physique de leurs corps respectifs réunit dans une sorte de parenté fantasmatique le couple incestueux et l’amant chinois dans L’Amant, parenté que Duras reconnaît également à Thanh 

 

Dans L’Amant, Duras limite, si j’ose dire, le champ de la ressemblance aux personnages de l’enfant et du Chinois. Cette ressemblance se manifeste par de nombreux critères physiologiques : finesse du squelette, nature des cheveux et spécificité tactile de la peau lavée à l’eau de pluie : « et surtout, cette peau, cette peau de tout le corps qui vient de l'eau de la pluie qu'on garde ici pour le bain des femmes, des enfants ». Cette dernière caractéristique devient nettement prépondérante dans L’Amant de la Chine du Nord, au point qu’elle apparaît sous la forme curieusement lexicalisée de l’expression récurrente « la peau de la pluie ». Elle n’est alors plus seulement un des signes distinctifs de la ressemblance entre la petite et le Chinois mais, au sens propre du terme, l’incarnation, lisible à fleur de peau, de leur appartenance originelle commune. 

 

De manière plus significative encore, dans L’Amant de la Chine du Nord, le Chinois et l’enfant ne sont plus les seuls à avoir « la peau de la pluie » : le « petit frère » au « corps de petit coolie », « beau à la façon d’un métis », porte lui aussi ce signe distinctif de cette identité métisse originelle. La ressemblance ainsi établie entre l’amant et le « petit frère » est toutefois loin d’être seulement d’ordre cutané, donc superficielle : c’est sous « la peau de la pluie », dans la configuration identique de leur charpente osseuse, que la petite déchiffre les signes d’une origine commune à son amant et son « petit frère ». Au Chinois qui lui demande comment elle sait qu’enfant il a été malade, la petite répond : « Par mon petit frère... sur son dos on voit une longue trace pareille à la tienne... un peu courbée... c'est dans le dessin de la colonne vertébrale, sous la peau. » L’« ailleurs protecteur, de pure immensité, lui, inviolable », fantasmé comme l’espace premier du lien métis unissant l’enfant et son amant chinois, semble se fondre en un seul et même espace primordial incorporant aussi le « petit frère », et identifiant du même coup paradoxalement lien métis et lien incestueux – alors que, comme on l’a vu, ils sont clairement distingués, séparés, dans L’Amant.

Cette appartenance originelle commune au Chinois et au « petit frère », et qui fait leur ressemblance, place dès L’Amant le Chinois dans la position de double du « petit frère » : « Je commençais à reconnaître la douceur inexprimable de sa peau, de son sexe, au-delà de lui-même. L'ombre d'un autre homme aussi devait passer par la chambre, celle d'un jeune assassin [Pierre, le « grand frère »], mais je ne le savais pas encore, rien n'en apparaissait encore à mes yeux. Celle d'un jeune chasseur [Paulo, le « petit frère »] aussi devait passer par la chambre mais pour celle-là, oui, je le savais, quelquefois il était présent dans la jouissance et je le lui disais, à l'amant de Cholen, je lui parlais de son corps et de son sexe aussi, de son ineffable douceur, de son courage dans la forêt et sur les rivières aux embouchures des panthères noires. » On est frappé par l’expression « reconnaître la douceur inexprimable de sa peau, de son sexe, au-delà de lui-même ». Sans doute faut-il voir dans le verbe « reconnaître » le fantasme d’une appartenance immémoriale commune à l’enfant, son amant et le « petit frère », qui les fondrait en une seule et même matière corporelle, une seule et même corporalité que l’on peut paradoxalement qualifier de métisse-incestueuse. A l’issue du récit de la première et unique relation sexuelle du couple fraternel, la voix narrative de L’Amant de la Chine du Nord fait ce commentaire : « Ç'avait été cet après-midi-là, dans ce désarroi soudain du bonheur, dans ce sourire moqueur et doux de son frère que l'enfant avait découvert qu'elle avait vécu un seul amour entre le Chinois de Sadec et le petit frère d’éternité. »

Ainsi le « petit frère » se révèle-t-il dans L’Amant de la Chine du Nord être l’objet longtemps inavoué sinon forclos, du désir métis de la narratrice pour son amant chinois. Au terme de son existence, Duras exhibe ainsi sans plus d’ambages le risque de la réduction du désir métis par le désir incestueux et de leur fusion dans un immobilisme mortifère.

 

Peut-être est-ce pour conjurer la menace de ce péril que Duras introduit dans L’Amant de la Chine du Nord le personnage de Thanh : totalement absent de L’Amant, Thanh, à qui Duras dédie L’Amant de la Chine du Nord, y rejoint en effet la fratrie métisse. Il vient ainsi littéralement s’interposer dans la dynamique centripète du trio métis-incestueux de L’Amant et relancer le mouvement centrifuge, vital, du désir métis. 

Thanh est un jeune Cambodgien qui a vécu son enfance à la frontière du Siam puis, alors qu’il était devenu orphelin, a été recueilli par la mère et élevé par elle avec ses autres enfants. « L’orphelin de la forêt de Siam » est donc en quelque sorte le frère adoptif des enfants Donnadieu, peut-être aussi leur frère siamois... « On dirait, écrit-elle, des frères, Thanh et Paulo. »

  Etonnant portrait de famille – ou plus exactement de fratrie – que ce moment du roman où Duras réunit et décrit les quatre personnages : 

 

Le petit frère est là aussi, Paulo. [...] C'est un adolescent beau à la façon d'un métis. Le Chinois et lui se sourient. Le sourire du petit frère rappelle celui de sa jeune sœur. A côté du petit frère il y a un autre jeune homme très beau, c'est le petit chauffeur de la mère, celui qu'on appelle Thanh. Ils se ressemblent avec le petit frère et la sœur sans qu'on puisse dire comment : la peur peut-être dans le regard, très pure, innocente.

 

Dans ce tableau, Thanh occupe symboliquement par rapport à l’enfant une position intermédiaire, entre le « petit frère » et l’amant chinois : il est à la fois, comme Paulo, le frère (adoptif) de l’enfant et comme l’amant chinois, un homme de race jaune désiré par l’enfant. Ces caractéristiques le situent donc au cœur du lien métis-incestueux et lui confèrent une fonction non seulement nodale mais semble-t-il réparatrice, et ce à deux titres. Très conscient de sa parenté avec Paulo et sa jeune sœur, à la petite qui lui dit qu’elle le désire il répond : « Non, je ne peux pas. Tu es ma sœur ». En premier lieu donc, en tant que frère qui refuse toute relation sexuelle à sa sœur, Thanh fait barrage à la transgression du tabou de l’inceste. En second lieu, en tant que jeune indigène qui refuse le corps offert de la jeune Blanche, il maintient symboliquement la structure de la déliaison entre les Occidentaux et les Annamites, faisant ainsi barrage à la transgression d’un autre tabou, celui du métissage, imposé par la société coloniale. 

 

On perçoit à présent la complexité du fantasme d’une fratrie métisse tel qu’il évolue de L’Amant à L’Amant de la Chine du Nord : dans L’Amant, la relation métisse entre la petite et son amant (relation qui finira par abdiquer face à la loi sociale de la déliaison, puisqu’elle se soldera par la séparation définitive du couple) est nettement séparée du désir incestueux qui lie l’enfant à son « petit frère » – le passage à l’acte sexuel du couple fraternel étant par ailleurs totalement absent du récit. En revanche, comme on l’a vu, dès les premières pages de L’Amant de la Chine du Nord, à la faveur de la réécriture de la scène de « la fête de la grande fraternité entre les enfants des boys et les enfants des Blancs », lien métis et lien incestueux sont d’emblée superposés, voire confondus dans un seul et même drame. Deux modes relationnels sont rendus impossibles par l’interdit imposé à la fois par la société coloniale et par la morale occidentale, paradoxalement incarnées par le « grand frère » : le « bonheur » métis d’être ensemble pour les enfants Donnadieu et les jeunes Annamites d’une part, le lien incestueux qui enlace littéralement l’un à l’autre Paulo et sa sœur. C’est sans nul doute le sème de la fraternité, considérablement développé par Duras dans L’Amant de la Chine du Nord à travers la ressemblance physique des personnages et posé finalement comme dénominateur commun entre métissage et inceste, qui rend possible le rapprochement fantasmatique de ces deux modes de relation à l’autre, pourtant a priori diamétralement opposés. L’interposition de Thanh dans le trio initial de la petite, son frère et l’amant chinois fournit à Duras une sorte d’échappatoire au péril d’une réduction du lien métis par le désir incestueux : en concentrant en un seul personnage le double de l’amant et celui du « petit frère », elle parvient à faire du jeune chauffeur indigène l’incarnation positive de cette équivalence fantasmatique entre lien métis et lien incestueux, incarnation salvatrice presque, respectueuse en tout cas des tabous sociaux et moraux.

C’est aussi paradoxalement dans L’Amant de la Chine du Nord que Duras s’autorise le récit de la consommation charnelle du désir incestueux par le couple fraternel et surtout l’aveu sans équivoque – encore impossible dans L’Amant – de sa dimension autobiographique.

 

 

J’aimerais pour finir montrer comment cette déchirure de la toile incestueuse et la brèche fantasmatique qu’elle ouvre sur l’altérité métisse peuvent se lire comme autant de métaphores fictionnelles du rôle joué par l’écriture dans l’histoire personnelle de Duras. Si l’on s’en réfère à la manière dont Duras raconte pour la première fois la mort de Paulo dans L’Amant, on constate que c’est bien ce désir métis si paradoxalement intriqué à son désir incestueux pour le « petit frère », qui lui a permis, à la nouvelle de la mort de ce dernier en décembre 1942, d’échapper à la tentation létale incestueuse et à la folie de la déliaison, et d’entrer en écriture avec la rédaction des Impudents. Curieusement Duras occulte le récit du traumatisme de sa séparation définitive d’avec Paulo pour se focaliser sur la rupture que sa mort a entraînée avec sa mère et son frère aîné : « C'est à ce moment-là que j'ai quitté ma mère. C'était pendant l'occupation japonaise. Tout s'est terminé ce jour-là. Je ne lui ai plus jamais posé de questions sur notre enfance, sur elle. Elle est morte pour moi de la mort de mon petit frère. De même que mon frère aîné. Je n'ai pas surmonté l'horreur qu'ils m'ont inspirée tout à coup. Ils ne m'importent plus. Je ne sais plus rien d'eux après ce jour. » « Je me suis séparée d’eux dans la vie. On se sépare des gens en écrivant », déclare-t-elle encore en 1993. Rupture apparemment irrévocable, abjection définitive que seule l’écriture pouvait rendre possibles. 

Paulo échappe de son côté totalement à la puissance séparatrice de ce maëlstrom de la déliaison : Duras lui réserve en effet, envers et contre tout – contre tous – la place nodale de destinataire premier de son écriture : « Tu es mon lecteur, Paulo. Puisque je te le dis, je te l'écris, c'est vrai. Tu es l'amour de ma vie entière, le gérant de notre colère face à ce frère aîné et cela tout au long de notre enfance, de ton enfance. » Magnifique déclaration d’amour encore et toujours adressée par Duras au « petit frère » – cette fois en 1993 dans Ecrire. Elle place paradoxalement le désir de régression vers une immobilité fusionnelle incestueuse (« tu es l'amour de ma vie entière ») en point de mire de son extrême opposé, l’écriture, expérience métisse s’il en est avec sa dynamique centrifuge, expérience de la différance, au sens derridien du terme. Elle signe ainsi leur irréductible complémentarité, tant dans l’histoire personnelle de Duras que dans ce qui fut son aventure d’écrivain.

Catherine BOUTHORS-PAILLART CLOAREC

 

[Conférence prononcée le 14 Mai 2011, Les Rencontres de Duras, Château de Duras , autour du thème « Fils Filles Frères Sœurs »]

    « Les enfants maigres et jaunes », in Outside, 1984, Editions Gallimard, Collection Folio, pp. 347 et suivantes.

  L’Amant, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 69.

  Confidence à F. PERALDI, citée par Ch. BLOT-LABARRERE in Marguerite Duras, Paris, Seuil, 1992 (Les Contemporains), p. 42.

  L’Amant,, p. 22.

  L’Amant,, p. 58.

  L’Amant,, pp. 105-106.

  L’Amant,, p. 31.

  Agatha, Paris, 1981, Editions de Minuit, p. 66, nous soulignons.

  L’Amant,, p. 129.

  L’Amant de la Chine du Nord, Paris, 1991, Editions Gallimard, Collection Folio,, p. 163.

  L’Amant, p. 72.

  L’Amant,, p. 72.

   L’Amant,, p. 72.

  L’Amant,, p. 75 

  R. TOUMSON, Mythologie du métissage, Paris, 1998, PUF, Collection Ecritures francophones, pp. 138-139.

  « Carmen me dit qu'il faut oublier la mère, qu'il faut nous rendre libres de cet amour que nous avons d'elle. (…) Mais elle, la quitter. La fuir. Cette folle. Cette démente. (…) La fuir. Ce monstre dévastateur, la mère. » (L’Eden Cinéma, Paris, Editions Gallimard, Collection Folio, p. 107).

  L’Amant, p. 26.

  La Vie matérielle, Paris, 1987, Editions Gallimard, Collection Folio, p. 78.

  L’Amant, pp. 76 et suivantes.

  « Les petits boys sont très heureux », « La mère est très heureuse de ce désordre, la mère peut être très très heureuse quelquefois, le temps d'oublier, celui de laver la maison peut convenir pour le bonheur de la mère. » (Nous soulignons).

  L’Amant, p. 120.

  L’Amant, p. 89.

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 130. 

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 144.

   L’Amant de la Chine du Nord, p. 85.

  L’Amant, p. 122.

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 209.

  L’Amant de la Chine du Nord., p. 223.

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 163. 

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 130.

  L’Amant de la Chine du Nord, p. 182.

  At, p. 37.

  ME, p. 205.

  Nous y reviendrons p. 108.

  E, p. 63.

 

 

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" Le fantasme de fraternité métisse, un barrage contre l’inceste et la déliaison

Conférence de CATHERINE BOUTHORS-CLOAREC  - Docteur es lettres - aux RENCONTRES DE DURAS 2011 organisées par l'ASSOCIATION MARGUERITE DURAS "